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« Voilà une classe qui se tient sage » : Des nouvelles de la lutte contre la répression policière à Mantes-la-Jolie

La répression du mouvement lycéen de décembre a laissé des traces. En pleine période de radicalisation des Gilets Jaunes, l’humiliation subie par les 152 jeunes interpellés à Mantes-la-Jolie par la police début décembre 2018 est devenue un symbole de la résistance aux violences policières. Quelques éléments de contexte.

Rappel des faits : vérité…

En décembre dernier, le mouvement lycéen contre les réformes Blanquer était à son apogée, avec des perturbations et blocages dans plus de 450 lycées en France. Dans les Yvelines, de nombreux bahuts se sont mobilisés, avec des affrontements parfois très tendus avec la police [1]. Comme depuis plusieurs jours, c’est le cas le 6 décembre à Mantes-la-Jolie, aux abords des deux lycées qui se font face en bordure du quartier du Val Fourré. Nassés après un face-à-face avec la police, les adolescents s’étaient réfugiés sur un terrain privé et 152 jeunes de 13 à 19 ans sont interpellés selon le Collectif de Défense des Jeunes du Mantois. En attendant leur évacuation vers différents commissariats du département pour être placés en garde à vue, les flics les avaient fait s’agenouiller, mains sur la tête, parfois tête face au mur, de 15 minutes à plusieurs heures [2]. Tous ceux qui ont pu expérimenter la position sur du bitume, pendant ne serait-ce qu’une minute, comme geste symbolique de soutien dans les manifestations qui ont suivi, ont ressenti ce que ces quelques heures ont pu avoir de douloureux, humiliant et révoltant pour les jeunes. C’est à ce moment-là qu’un policier d’une brigade départementale avait filmé la scène avec son smartphone, assorti d’un commentaire provocateur : « Voilà une classe qui se tient sage. » On entendait aussi : « Faudra balancer à leur profs, parce qu’ils ont jamais vu ça ». La vidéo, postée sur les réseaux sociaux par une tierce personne après que l’auteur des images l’a diffusé sur un groupe What’s App privé, a ensuite circulé partout dans les médias. Depuis, ce policier de la CSI 78 a reçu un simple avertissement. Devant les images, Blanquer a jugé cela « justifié », et pour Ségolène Royal « ça leur fera un souvenir ».

Depuis, les lycéens ont pu raconter leur interpellation et leur garde à vue, qui a parfois duré jusqu’à 36 h. « On était quinze dans une cellule prévue pour cinq. (…) Ils [les policiers] nous appelaient en disant : “eh l’arabe”, “eh le noir’. La policière de garde a dit : “on se croirait au zoo de Thoiry.” » En plus des insultes et coups de matraque…Certains se sont retrouvés dans un poste de police à l’autre bout du département, et les flics les ont lâchés le soir, les parents ne pouvaient pas venir les récupérer…

… et justice ?

Parents d’élèves, enseignants et lycéens se sont rassemblés en soutien le lendemain, et à la suite de prises de paroles, les jeunes sortis de garde à vue ont pu s’exprimer. Puis, le mercredi 12 décembre, syndicats (Sud éducation 78, Solidaires 78, FO, FSU, CGT) et habitants ont manifesté en soutien à l’appel du Collectif de Défense des Jeunes du Mantois (CDJM), créé juste après les faits. Dans la foulée, l’UNL (Union Nationale Lycéenne) et des parents d’élèves ont porté plainte contre X. Début mai, c’est un collectif d’avocats qui a fait de même pour accélérer l’enquête et obtenir la nomination d’un juge d’instruction. Au total, une vingtaine ont été déposées pour « actes de torture et de barbarie sur mineurs par personne dépositaire de l’autorité publique et en réunion », de « violences sur mineurs de 15 ans et plus par personne dépositaire de l’autorité publique » de « violations de libertés individuelles » et de « diffusion illégale d’images de personnes identifiables mises en cause dans une procédure pénale ». Une enquête préliminaire et une enquête administrative ont été mises entre les bonnes mains de l’IGPN.

Comme on pouvait s’y attendre, les autorités ont fait durer les enquêtes, pour éviter que les conclusions suivent de trop près les événements, et provoquent un tollé. Les premières auditions des jeunes par l’IGPN n’ont commencé que le 13 mai, soit 5 mois après les faits. Seulement 3 jours après le début des auditions, l’IGPN, d’une efficacité sans faille pour couvrir le sale boulot de ses fonctionnaires, rend son verdict. Devant l’Assemblée Nationale, la patronne de l’autorité, Brigitte Julien, a dévoilé les conclusions de l’enquête administrative : « il n’y avait pas de faute. Il n’y a pas [eu] de comportements déviants de la part des policiers. » Classé sans suite. En n’ayant convoqué que 6 victimes, aucun témoin, et en seulement quelques jours, balèze. Au final, on ne peut qu’être d’accord avec l’IGPN : frapper et humilier les jeunes qui se rebellent, surtout quand ils sont pauvres et descendants d’immigrés, c’est le job de la police.

Un symbole de la répression

En plein mouvement des lycéens et des Gilets Jaunes, entre 2 jours d’émeutes massives (1er et 8 décembre), les images de la répression à Mantes-la-Jolie sont devenues un symbole très médiatique et politique, qui a permis un parallèle flagrant entre ce qui se passe depuis longtemps dans certaines banlieues de France et la violence déployée contre les Gilets Jaunes. Beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs témoigné leur soutien aux lycéens, en se mettant à genoux en manif (comme le 16 février pour l’acte I des GJ à Mantes), ou en envoyant des messages sur les réseaux sociaux, en particulier au CDJM. A Mantes, chez les GJ, la police n’avait déjà pas une très bonne image, ça ne l’a pas améliorée. S’agenouiller, c’est aussi le geste qu’a fait Eric, cheminot sur la ligne Saint Lazare, délégué SUD-Rail et gilet jaune, lors d’une convocation par ses chefs, qui lui reprochaient de ne pas avoir la posture d’un agent de maîtrise. A genoux, il leur a demandé si c’était ça la posture attendue, c’est-à-dire l’inverse de ce qu’il a toujours fait sur la ligne : résister à ses chefs et défendre ses collègues, quel que soit leur statut. En conseil de discipline, la direction a demandé son licenciement [3]. Se mettre à genoux et la fermer, c’est ce que les dirigeants attendent de tous ceux qui relèvent la tête : Gilets Jaunes, cheminots, lycéens, profs, et en général à tous les prolétaires. « Une classe qui se tient sage », en fait.

Soutien ?

Du côté des enseignants des bahuts locaux, un peu à l’image des profs français pendant le mouvement lycéen cette année (pas partout bien sûr), pas de journée de grève, pas des masses de soutien aux jeunes mobilisés, à part ponctuellement et de la part des syndicats (FSU, Sud-Solidaires 78 [4]) et en manif. Dans certains bahuts, la répression est même bien vue, même avec le niveau de violence extrêmement élevé.

A l’initiative du CDJM, une soirée de soutien a eu lieu le 11 mai à Mantes, permettant aux jeunes et à leur mère de s’exprimer à nouveau en public sur les événements, avec plus de recul. Egalement étaient prévus des témoignages, des textes écrits par les jeunes, en plus d’autres interventions d’intellectuels, d’avocats, d’une prof locale et de cheminots en lutte. Le CDJM est en lien avec les autres collectifs de lutte contre les violences policières (Adama Traoré, Mères solidaires…). Mais malgré un constat établi depuis longtemps sur l’action de la police au Val Fourré et l’impunité qui l’accompagne, la lutte animée par le CDJM reste principalement sur le terrain légal et demande « réparation à l’égard de l’Etat ». De plus, on se demande si la présence d’intellectuels « décoloniaux » du PIR et autres (Parti des Indigènes de la République) à ce rassemblement, avec leur jargon post-moderne et très porté sur la « race », était franchement utile [6].

Convergence ?

Le CDJM était aussi signataire de l’appel à la « manifestation de convergence Mantois et alentours » Gilets Jaunes-syndicats-collectifs locaux à Mantes du 15 juin. Cette initiative « Acte II » local regroupant les GJ, les Sud-Solidaires locaux (santé, éduc), la FSU, la CNT, Attac, des groupes écolos locaux et le CDJM témoigne autant d’une volonté de certains GJ d’approfondir les liens avec les secteurs en lutte du coin initiés depuis quelques temps (soutien à des grèves hospitalières et rassemblement anti lois Blanquer, tractages dans les boites, dialogue avec les syndicats/syndiqués…) que d’une faiblesse du mouvement qui peine à rassembler sur des bases qui lui sont propres (on a compté 290 personnes à la manif, dont une majorité de GJ, soit un tiers de moins que le 16 février pour l’acte I). Même si une certaine énergie était présente à la manif, on a surtout vu que des droites plutôt parallèles depuis le début du mouvement ne convergent toujours pas vraiment :

-beaucoup de GJ normands étaient là parce que chez eux il ne se passe plus grand-chose ou que la répression les a affaiblis (Evreux, Caen, Rouen…), attendaient une manif plus « sportive », et ont fui les prises de parole syndicales et associatives à certains points de la manif pour continuer le trajet sous le regard ébahi des organisateurs. Une partie des GJ locaux pensent que cela ne sert à rien de se rapprocher des syndicats, et ont boudé la manif. Ils veulent continuer les actions « à l’ancienne », malgré des effectifs fluctuants qui ne permettent pas toujours les mêmes possibilités. Les tentatives de coordination avec les groupes GJ du coin attirent un peu plus.

-les syndicats n’ont que très peu mobilisé leurs membres (10 FSU et 1 seul CGT affichant ses couleurs – la CGT n’appelait pas – un peu plus du côté Sud-Solidaires). Ils n’étaient pas beaucoup en lien avec les GJ à l’échelle locale (même si pas mal de GJ avaient les deux casquettes) et espéraient une manif déclarée et dans le calme, « sans débordement ». Peu d’entre eux sont visiblement prêts à s’investir à la base dans une « convergence » digne de ce nom, si jamais elle existe. D’ailleurs en 7 mois, elle aurait eu le temps d’émerger…

-la prise de parole anticapitaliste des écolos qui comprenait la nécessité de réduire massivement notre empreinte carbone pour sauver la planète et l’humanité paraissait un peu décalée…

-les jeunes du Val Fourré et leurs mères étaient quasi absents. Même si l’accueil des GJ y est relativement positif et que pas mal de GJ de Mantes y ont grandi, l’opinion majoritaire c’est « on soutient les GJ, mais on vient pas », « ils étaient où les gens qui sont GJ aujourd’hui quand on en prenait plein la tronche avant dans les quartiers ? »

La mayonnaise de la convergence des luttes n’a donc à ce jour pas pris sur des bases intéressantes (on s’y attendait) et est apparue pour ce qu’elle est souvent : un mantra de militants qui pousse à la juxtaposition des luttes dans un contexte où elles ne fusionnent pas d’elles-mêmes.


 

Emeute ?

Alors qu’au début des années 90, le Val Fourré avait une réputation de « quartier chaud » (en lien avec les émeutes de 1991), en décembre 2018, la rage ne s’est pas exprimée dans la violence urbaine. La reprise en main du quartier par la mafia de droite locale et la réhabilitation du quartier des années 90 peut expliquer en grande partie la pacification. En plus des mères (qui ont parfois déjà eu des enfants blessés, en prison etc.), qui ont fait pression pour éviter les violences, ce sont les éducateurs, les associations, les personnes influentes des communautés… qui ont tout fait pour calmer le jeu après le 6 décembre. Les mêmes organisations qui sont arrosées de l’argent de Pierre Bédier (président du conseil départemental des Yvelines) et de sa clique, acheteurs de la paix sociale par un clientélisme efficace.

Aujourd’hui, les émeutiers des années 90 sont souvent pères de famille, et ont des choses à perdre. La colère s’est transformée en lassitude, et la réponse n’est plus la même. Mais la situation de beaucoup ne va pas en s’améliorant pour autant : la désindustrialisation et les fermetures d’entreprises continuent, les coupes budgétaires dans ce qu’il reste d’ « Etat social » à l’échelle locale (rail, hôpitaux, poste, impôts…), plus les réformes de l’éducation (le bac made in Mantes n’est pas très vendeur) risquent de souffler sur les braises de la région du Mantois, qui sous la cendre, sont encore chaudes.

Notes

[1] Partout en France : crâne fracturé, mâchoire cassée, des éborgnés, 3200 GAV de mineurs en une semaine (3 au 10 décembre), sans compter les gazages, menaces… A Poissy, un lycéen, désigné d’office comme « meneur », a fait 4 mois fermes après comparution immédiate pour un jet de caillou (le proviseur a porté plainte…), et un fait qui mérite d’être souligné : le 21 décembre, à Conflans-Sainte-Honorine, deux policiers nationaux ont escorté manu militari des élèves bloqueurs jusque dans leur salle de classe !

[2] Au final, la majeure partie d’entre eux a écopé d’un rappel à la loi pour « participation à un groupement armé ».

[3] Depuis, plusieurs rassemblements de soutien à Eric ont eu lieu, devant la gare Saint Lazare, et une campagne a été lancée : #Plusjamaisagenoux. Son cas n’est pas isolé, puisque c’est à un nouveau France Télécom que l’on assiste à la SNCF.

[4] Solidaires 78 a défendu le jeune de Poissy pour tenter de faire lâcher le proviseur sur sa plainte.

Article initialement paru dans le mensuel Courant Alternatif, n°292 été 2019