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Val-Fourré « On voit la liberté sortir sans cesse des feux de la sédition. »

Article paru dans le journal Mordicus n°5, juillet 1991.


Samedi 1er juin, quinze heures, Val-Fourré. Un rassemblement est organisé par la famille d’Aïssa, que les flics ont laissé crever d’une crise d’asthme, après l’avoir tabassé à coups de battes de base-ball lors de son arrestation, durant les affrontements du 26 mai.

DEUX À TROIS cents personnes subissent le discours du cousin d’Aïssa, qui de fait est l’unique orateur autorisé. Son but manifeste est de se substituer à la colère générale et de se poser comme seul intermédiaire face aux autorités. Comme il le répétera à satiété aux journalistes présents, il ne s’agit nullement d’une manifestation, mais d’une initiative visant à rétablir l’ordre. C’est pourquoi il a décidé de ne pas faire de publicité pour le rassemblement. La mort d’Aïssa ? Il faut faire confiance à la justice. Les jeunes arrêtés avec lui? Ils seraient déjà libérés si ceux des Mureaux n’avaient pas attaqué en solidarité le centre commercial. Mais il promet de les faire libérer sans tarder (1). Tout contact avec les médias, toute manifestation, toute action ne relevant pas de son initiative doivent cesser. Les journalistes doivent être respectés (2). Profitant de l’aubaine, ceux-ci mitraillent à qui-mieux-mieux et promettent aux enfants de leur envoyer des photos. Le cousin menace de « descendre » les semeurs de trouble et précise qu’il en a les moyens. Il invite l’assistance à se recueillir dans la paix, remercie les églises, les mosquées et les synagogues et annonce pour terminer qu’il intentera un procès à Le Pen et proposera une loi pour la défense des asthmatiques.

La foule médusée se disperse lentement, tandis qu ‘une rumeur annonce une assemblée au gymnase de la cité. Les journalistes, et plus généralement toute personne inconnue de la centaine de participants, sont priés d’aller voir ailleurs. Le ton a changé. Le cousin a disparu. Ici, tout le monde peut prendre la parole. Des représentants d’autres banlieues sont là. Quelle riposte à la mort d’Aïssa, comment obtenir la libération des prisonniers, quelle suite à donner au mouvement ? On se souvient de Malik Oussekine, de Thomas Claudio et de tant d’autres.

Personne n’attend quoi que ce soit de la justice. On connaît aussi le sort des associations, récupérées à coups de subventions municipales ou gouvernementales. Certains proposent la création d’associations entièrement autonomes et donc autofinancées. L’un deux sera le soir même au journal de 20 heures, aux côtés du ministre de l’Intégration… On parle d’un concert de soutien le 15 juin, destiné à payer les avocats. Une gamine lit un poème à la mémoire d’Aïssa, à forte connotation coranique. La discussion s’étire sur les associations, lorsque soudain quelqu’un se met à gueuler en rappelant que le problème pour l’instant n’est pas l’avenir des associations, mais l’organisation d’une riposte à la mort d’Aïssa et la libération des emprisonnés. Il est vivement applaudi. Une autre personne intervient pour dire qu’il ne s’agit pas seulement de la mort d’Aïssa et des emprisonnés, mais aussi de combattre la vie de merde à laquelle sont condamnés les jeunes d’ici. Youssef, qui sera assassiné une semaine plus tard par les flics, appelle à descendre dans le centre ville. Sa proposition

recueille l’unanimité, et on prend le chemin du centre, distant de deux kilomètres, après un tour dans la cité.

En tête de la colonne, une banderole : « Français, immigrés, une seule justice. » Il n’y a pas de slogans, mais on discute en marchant. Les journalistes ne sont pas là. Par contre le cousin la ramène encore de sa voiture, mais ses recommandations se heurtent à l’indifférence ou à quelques quolibets. Il y a encore moins de filles que durant l’assemblée et les enfants ont été renvoyés dans la cité. Nous passons devant la gendarmerie où les flics s’inquiètent de nos intentions, tandis qu’on aperçoit un téléobjectif qui pointe au premier étage.

La marche arrive devant la mairie. Picard, le maire de Mantes, est là, contemplant ses chaussures. Certains l’apostrophent mais sont aussitôt coupés par les associatifs, qui ont pris en main la manifestation, avec des arguments du genre: « Nous n’avons rien à lui dire, rien à lui demander. » L’un des organisateurs demande une minute de silence à la mémoire d’Aïssa. Le maire s’enfonce un peu plus dans ses souliers. Les organisateurs, qui s’inquiètent de la montée de la tension, surtout chez les plus jeunes, se félicitent du succès de la démonstration et appellent à retourner en cortège au Val-Fourré. Ils courent dans tous les sens pour presser les traînards. Le cortège repart dans l’autre sens. La tentative de slogan: « libérez les emprisonnés », soutenue par l’ensemble de la manifestation, est rapidement étouffée par les organisateurs. L’ambiance est morose, les jeunes disent leur haine à voix basse. Une compagnie de CRS veille dans une rue voisine, tandis qu’une voiture banalisée nous suit à bonne distance. On entend ici et là que la revanche viendra la nuit, qu’on va sortir les flingues, que rien n’est terminé.

Dans la cité, une discussion s’engage de nouveau. Les organisateurs essuient quelques critiques. Ils admettent qu’on n’a pas fait grand-chose, mais que faire d’autre? S’affronter aux flics et se préparer à défendre ceux qui tomberont dans l’affrontement ? Occuper la mairie sans organisation, au risque d’envoyer des mômes au casse-pipe ? Tout le monde semble se demander quelle voie trouver entre l’impuissance et le désespoir. Les plus jeunes ont la rage et le font savoir aux flics banalisés, dont la bagnole, qui s’était imprudemment aventurée sur leur territoire, doit s’enfuir sous une volée de pierres. Les plus vieux se consolent en disant que rien n’est fini et qu’on se retrouvera le 15 pour le concert…

AFH

Notes

  1. Le tribunal correctionnel de Versailles a prononcé à leur encontre des peines de prison allant de deux à quatre mois fermes.
  2. Le 27 mai, des journalistes d’Europe 1 et de RMC, qui venaient d’interroger la famille, ont été roués de coups puis délestés de leur matériel

JE NE SAURAIS DIRE CE QUI ME REND LE PLUS TRISTE, de l’impuissance du discours associatif ou de la révolte désespérée. Certains, parmi les plus vieux, répondront, non sans raison, qu’au jeu du désespoir, les flics sont toujours gagnants. D’autres, souvent parmi les plus jeunes, rétorqueront, avec raison également, que ce monde les a condamnés et qu’il ne leur reste que la haine.

Les deux ont raison et les deux ont tort. Les uns sont prisonniers du discours et les autres de son absence. L’impuissance des uns se nourrit du désespoir des autres et réciproquement. Les associatifs, qui voudraient réformer les banlieues, doivent savoir qu’en enfermant la révolte dans l’impasse de la logique institutionnelle, ils la livrent désarmée aux bavures des assassins de l’ordre. En s’organisant pour prendre l’offensive, en se coordonnant avec d’autres banlieues, les rebelles du Val-Fourré avaient tenté, sans vraiment y parvenir, de rompre ce cercle vicieux. L’assassinat de Youssef, la démobilisation et la reprise en main qui ont suivi ont brisé cet espoir. Jusqu’à quand ?

Alfred