Catégories
Féminisme Mémoire Travail

Une vie de femme à Renault Flins (1972-2008)

Article initialement publié dans la revue Les Temps Modernes 2015/3 n° 684-685

Par Fabienne Lauret

A Paul Rousselin, responsable CFDT Renault Flins de 1964 à 1998.

3 mai 1972.

Sous le matricule 842 564/68, j’entre à Renault Flins. Ce jour, ces chiffres sont tatoués dans ma mémoire pour toujours, comme pour beaucoup d’autres salariés. Quatre années après la grande grève de Mai 1968 — dont je pense qu’elle a changé le cours de mon existence – et au bout de deux années d’études dilettantes à l’université en philosophie et en histoire, alors que j’étais destinée à devenir enseignante, me voilà ouvrière à vingt et un ans. Par choix idéologique, politique, et même affectif. Car je n’entre pas seule à l’usine. Mon compagnon d’alors, Nicolas (1), y travaille déjà. D’autres établis sont prévus par mon organisation politique pour travailler à Renault, ainsi que dans d’autres usines de la région : Cellophane, Cimenteries… Une « équipe extérieure » s’installe aux alentours pour nous épauler dans nos activités. Ils sont professeurs, surveillants de lycées ou de collèges, instituteurs, éducateurs, employés, libraires. Un lien indéfectible s’est tissé entre ceux qui sont restés, notamment autour de la librairie La Réserve, née à cette époque à Mantes-la-Jolie.


Ce groupe local de membres de « Révolution (2) », prône la « centralité de la classe ouvrière » dans la révolution sociale qui doit intervenir dans les dix ans à venir. Nous n’en doutons pas : le mouvement de 1968 n’a été qu’une « répétition générale ». Nous inspirant de la Révolution chinoise, nous estimons devoir être « comme un poisson dans l’eau » dans les usines. Je suis de ceux « qui y vont ».


Mes parents, divorcés, ne s’opposent pas à cet établissement. Mon père, ex-communiste, de sensibilité libertaire et soixante- huitarde, en semble fier, tout en me jugeant « suiviste » à l’égard de mon compagnon. Je lui prouverai le contraire. Mes parents ne m’ont-ils pas nommée Fabienne en l’honneur du résistant communiste le Colonel Fabien ?

L’embellie de l’après-1968 dure dix années, sur fond de luttes ouvrières et paysannes, celles de Lip ou du Larzac, celles des immigrés, des femmes, des lycéens. Sans compter les nombreuses grèves du secteur automobile qui défrayent la chronique sous le label de « révoltes des OS ».


C’est dans ce contexte que débute mon établissement. Avant qu’il ne devienne la base de mon existence entière. Après la disparition de ces mouvements, cessera fin 1983 mon engagement militant comme ouvrière. Il rebondira différemment, au sein du comité d’entreprise de Renault, jusqu’au mois de juin 2008.


L’embauche


Je dois d’abord me fabriquer un passé d’ouvrière. Oublier de signaler sur mon curriculum vitae mon baccalauréat et mes années d’étudiante.


On n’entre pas si facilement que cela à Renault Flins, usine mythique et emblématique de 21 000 salariés qui ont affronté les CRS en 1968. Qui perçoivent un salaire plus élevé qu’ailleurs. Cette « ville-usine » en pleine et belle campagne, s’étendant sur 247 hectares, est, avec celle de Peugeot Poissy, pourvoyeuse de milliers d’emplois dans toute la vallée de la Seine. Elle compte 45% d’immigrés, 80 % d’entre eux travaillent à la chaîne. Après le passage tonitruant dans l’entreprise d’organisations maoïstes, telles que la Gauche prolétarienne ou Vive la Révolution (VLR), juste avant et après mai 1968, la direction se méfie des « éléments extérieurs ». J’indique donc, sur mon curriculum vitae, le court passé d’ouvrière que j’ai derrière moi. Deux mois au sein de la biscuiterie Gringoire à Mantes-la-Ville m’ont rodée. Pénibilité des horaires en équipes. Travail à la chaîne. Empaquetage de biscottes à l’odeur écœurante. Puis trois mois à l’usine Profil des Mureaux, qui m’ont fait découvrir le « milieu » de la métallurgie.


L’établissement en usine, c’est aussi investir les autres aspects de la vie… et d’abord se trouver un logement. Démunis financière- ment, mon compagnon et moi occupons la maison abandonnée d’un copain près d’Epône, sans eau ni électricité, avant de nous installer dans un HLM à Aubergenville pas loin de l’usine, d’abord en communauté puis plus tard en couple.


Comme un chemin initiatique


Je suis frappée en ce premier jour de travail par l’immensité du site, le gigantisme de ses bâtiments. Car on ne nous fait pas visiter l’usine à l’embauche. Nous la découvrons plus tard. Lors d’un défilé de grève. Lors d’une « journée portes ouvertes » de la direction.


L’atelier de la Couture des sièges de voitures auquel je suis destinée est comme une usine dans l’usine. Situé au deuxième étage de la Sellerie, il est immense, bruyant, et les vitres ne l’éclairent pas suffisamment. Cinq cents ouvrières, dites « mécaniciennes », sont assises devant leur machine à coudre, alignées en rangs d’oignons. Quelques hommes travaillent à la Coupe, secondés par des femmes qui approvisionnent et rangent les pièces de tissu. Six hommes sont affectés à l’atelier de Réparation des machines à coudre (3). La régleuse m’installe à une machine à coudre sur laquelle je dois « préparer » des petites pièces de tissu ou simili, lesquelles seront assemblées au montage pour les housses finales installées sur les carcasses à l’atelier des Sièges de voiture 4L et des nouvelles R5. Moment de stress: contrairement à mes déclarations à l’embauche (4), je suis incapable, et même j’ai horreur, de coudre à la machine.


Pendant de longues semaines, on ne me donne que des ourlets à faire avec une bande de carton, des ourlets droits de quarante centimètres de long, sur une pièce dont je me demande où elle sera positionnée sur le siège auto. Mais nous ne sommes pas là pour réfléchir. Huit cents pièces par jour, tel est le rendement demandé. Mes voisines de machine m’initient au travail. Elles m’apprennent à éviter de me piquer le doigt avec la grosse aiguille. Me montrent les combines ingénieuses qu’elles mettent en œuvre pour rationaliser leurs gestes, profiter du temps gagné pour échapper à l’abrutissement des gestes répétitifs. Se regroupant par clans, les ouvrières font des pauses aux toilettes, ou au stockage des containers à l’autre bout du bâtiment (5). La machine à café n’est pas bien loin. Comme dans d’autres ateliers, elles font de la « perruque », temps « volé au patron ». Avec les matériaux qui se trouvent à leur disposition, elles fabriquent des objets utiles ou plaisants : peluches, reproductions de voitures. Il m’en restera quelques objets : trousses, sacs, pochettes en simili (6).


Je m’adapte à ce mode d’existence, à la collectivité des ouvrières. J’apprends à supporter comme elles les cadences, source de fatigue, les horaires en équipe, source d’insomnie, les nuisances, source de maladie, les brimades des chefs, source d’humiliation. Être mécanicienne, c’est souffrir du dos à cause de ces gestes identiques effectués toute la journée, sur de vieilles machines, trop raides dans leur utilisation et trop bruyantes. Les sièges ne sont pas confortables. Les tendinites et autres troubles musculo-squelettiques sont fréquents. Souvent on craque. On prend un arrêt maladie (7). C’est comme une grève qui ne dit pas son nom. La hiérarchie nous change parfois de poste. Cela nous déstabilise, nous éloigne des copines. On déménage son environnement, personnalisé avec soin. Je déplace à plusieurs reprises la photo de Sally Field qui, dans le film Norma Rae, brandit la pancarte « Union » pour appeler à la grève. Celle de Charlot travaillant à la chaîne dans le film Les Temps modernes.


Au bout de quelques années à la Préparation, je pourrai enfin travailler au Montage. Les mécaniciennes y sont plus qualifiées. Les tâches sont diversifiées : nous montons des housses entières de siège de voiture. Les ouvrières sont mieux payées qu’à la Préparation, où les salaires sont parmi les plus bas de l’usine. Ce que j’ai le plus de mal à supporter, ce sont les horaires d’équipe en 2×8, six jours par semaine. L’équipe du soir nous lâche à 23 h. Impression d’une journée volée. Je me couche tard. Puis la matinée passe vite avant le départ au travail. Lorsque je suis en équipe du matin, c’est pire. Le réveil à 4 h 30 du matin est un supplice chaque jour. L’après- midi, je fais la sieste. Ou bien je vaque à mes occupations personnelles, souvent au radar. Cette situation ira pour moi en empirant jusqu’à ce que je réussisse, en 1981, à passer en horaire normal pour des raisons de santé.


Je n’apporte jamais ma gamelle à l’usine contrairement aux autres ouvrières qui préfèrent rester tranquilles à leur poste de travail. Il n’y a ni salle de repos ni réfectoire près de la Couture. Je retrouve mon compagnon à la cantine avec les autres établis pendant nos quarante minutes de repas. Nous discutons, prenons de nouveaux contacts. J’aime l’ambiance animée qui y règne, grâce à certaines serveuses combatives. La cantine est un lieu d’échanges entre salariés et d’informations syndicales. Un lieu de luttes pour le personnel du comité d’entreprise. Un outil de soutien pour les grévistes de l’usine (8).


Je suis à l’usine dans un but précis : faire prendre conscience aux ouvrières de leur condition d’exploitées et d’opprimées et de la possibilité de la remettre en cause par la lutte collective. Je repère les collègues les plus ouvertes, souvent des jeunes de mon âge. Il n’est pas facile de discuter entre nous. Au travail, nous nous tournons le dos. Le bruit étouffe nos paroles. Les chefs nous regardent. Heureusement je travaille dans un coin de l’atelier où il y a des jeunes, où l’ambiance est plutôt sympathique. Je me rends compte des obstacles qui jalonneront mon chemin de militante. En premier lieu, la résignation des ouvrières. Moi qui ai jusqu’ici mythifié la « classe ouvrière » comme étant prompte à la révolte – comme tout bon militant de Révolution, je suis irritée par cette soumission. Je manque parfois de souplesse avec ces femmes que je veux convaincre à tout prix. Plus tard, j’évoluerai. Ce n’est pas la différence, minime, d’origine sociale entre elles et moi qui me sépare d’elles. C’est ma conscience idéologique et mon mode de vie. Elles sont étonnées que je vive en communauté, que mon compagnon et moi n’ayons presque pas de meubles, mais seulement des matelas par terre, des étagères sur des briques, avec la batterie de cuisine achetée à Emmaüs. Elles sont intriguées par le fait que mon compagnon accepte de partager les tâches ménagères avec moi. La plupart pensent que la double journée de travail est incontournable. De fait, les horaires d’équipe la consacrent. Le matin, ménage, lessives et préparation des repas avant l’équipe du soir. L’après-midi, repassage, courses, enfants après l’équipe du matin. Le travail en contre-équipe des conjoints évite de payer une garde pour les enfants (9).


Les contradictions entre les ouvrières et moi s’expriment quand, avec des amis du Planning familial et du MLAC (10), j’accompagne des ouvrières chez un médecin qui pratique des avortements clandestins : certaines se retournent contre moi après leur avortement, minées par la culpabilité. Je ressens ces contradictions avec acuité lorsque, avec la CFDT, je défends une ouvrière victime de harcèlement sexuel: elle renonce au procès et me rejette, tant est forte l’hostilité de son entourage, des syndicats, de la hiérarchie. Deux ou trois amies de l’atelier découvrent à mon contact le combat pour leur autonomie de femme dans le couple. Je les emmène au groupe de femmes que nous avons organisé aux Mureaux. Leur présence dans ce groupe ne dure pas, des violences conjugales éclatent, nous devons assurer la solidarité pour ces femmes et pour leurs enfants lors de la rupture du couple. Je suis considérée comme dangereuse pour la paix des ménages.


Un autre épisode, cocasse à mes yeux, est celui de la Sainte- Catherine. Cette fête traditionnelle des femmes célibataires à vingt- cinq ans est célébrée chaque année : les Catherinettes sont généreusement libérées de leur travail ce jour-là. A mon tour, je devrais déambuler dans l’usine, affublée de ce gros chapeau ridicule, confectionné à l’atelier. Je devrais embrasser chaque homme célibataire que je rencontre, afin de trouver celui qui m’évitera de demeurer « vieille fille ». Je refuse de participer à cette mascarade. J’explique tout de go à mes collègues, quelque peu atterrées, qu’une femme n’a pas nécessairement vocation à se marier avant vingt- cinq ans. Ce qui interpelle certaines d’entre elles (11). Autre tradition plus coriace: la fête des Mères. Cette fois, c’est le comité d’entre- prise qui organise les festivités, offrant le même cadeau à toutes les mères. Cette année, il s’agit d’un tablier de cuisine avec une manique pour servir les plats; l’année suivante, ce sera une grosse potiche. Pour nous militants de Révolution, la symbolique est trop tentante. Nous nous en donnons à cœur joie pour dénoncer ce spectacle dans notre tract hebdomadaire La clef à molette. La CGT, gestionnaire du CE, en prend pour son grade. Ce qui n’est pas sans déplaire à certaines déléguées de ce syndicat, lectrices du journal Antoinette, plus féministe que la direction confédérale et les syndicats de base (12).


Le machisme à l’usine est à la fois récurrent et peu combattu : les femmes subissent des regards et des sifflements lorsqu’elles passent dans les ateliers d’hommes. Puis c’est le tour des blagues salaces. Et pour finir, elles ont droit, du moins pour certaines, au harcèlement sexuel, y compris à des attouchements, quand ce n’est pas plus. L’atelier de la Couture est appelé dans toute l’usine le « parc à moules ». Quand rarement un homme passe à la couture, les mécaniciennes le sifflent gentiment. Réaction ironique au machisme? Simple amusement? Je ne sais pas.


Je dois créer un contexte de lutte dans mon atelier malgré ces décalages entre les ouvrières et moi. Malgré leur évidente oppression. Je réfléchis. Qu’est-ce qui empêche les ouvrières de réagir contre leur condition? La peur des chefs. La peur des régleuses aussi ce sont elles qui organisent le travail. La peur des « lanceuses » qui approvisionnent les mécaniciennes. La peur du mari : certains sont « bien placés » comme chefs ou comme ouvriers professionnels. Il y a également les commérages entre ouvrières, les jalousies. Je comprends que l’unité entre ouvrières, condition indispensable au développement des luttes, n’est pas spontanée. De plus, les divisions règnent aussi dans l’ensemble de l’usine, entre les secteurs de travail, entre les équipes. Et pendant les grèves, le racisme bat son plein. Je remarque cependant que certains événements permettent de contrer ces cloisonnements. Les pots pris à la moindre occasion, les anniversaires, les naissances, les mariages, les retraites. Et aussi les repas de Noël ou de vacances, les interminables galettes des Rois. Dans les ateliers d’hommes, il y a de vrais bars où se déroulent les apéros quotidiens (13). Tolérés par la hiérarchie, ces moments de convivialité se déroulent entre clans.

Ne pas me décourager.


Ma première grève, mon engagement dans le syndicalisme


Au mois d’avril 1973, les ouvriers des Presses puis de la Sellerie se mettent en grève. Ils demandent la « classification P1 pour tous (14) » symbole de la reconnaissance de leur volonté de ne pas rester OS à vie, avec une évolution dans la grille des classifications de salaire et une augmentation de salaire uniforme pour tous. Ils revendiquent aussi le ralentissement des cadences, l’amélioration des horaires, l’égalité de droits entre les Français et les immigrés.

Le respect à leur égard.


A la Couture, que se passe-t-il? Les femmes n’ont pas l’habitude de faire grève. Je suis devant ma machine, fébrile.

« Les clameurs s’approchent… ils arrivent… dans l’allée devant les dizaines de machines à coudre, véritables remparts pour les ouvrières. Le défilé s’avance lentement. Les ouvriers en gris, leur ras l’bol d’être OS, font face aux couturières assises, silencieuses, les appellent, les interpellent: « Aller venez, sortez, avec nous, avec nous ! » Et moi, du haut de mes vingt-deux ans, je regarde les copines autour, devant, derrière, celles qui avaient promis de sortir. Et je ne vois que têtes baissées, regards gênés, visages butés et fermés, sans parler de celles qui sont parties se cacher aux toilettes… Je les interroge: « Tu viens? On y va? » Le mutisme pour toute réponse. Alors le cœur battant à tout rompre, le rouge aux joues, la peur au ventre, je me décide, je me lève, sors dans l’allée et rejoins les grévistes. Ça y est, je l’ai fait, j’ai osé ! Soulagement, les larmes aux bords des paupières… Acclamations (15) ! »


Les grévistes me tendent le micro. C’est la première fois que je parle haut et fort à mes collègues. Sous l’œil désapprobateur des chefs, le regard étonné des ouvrières, je les incite à nous rejoindre « car cette grève nous concerne tous ». Aucune ouvrière ne se lève. Je rejoins le défilé des grévistes, déçue d’être la seule mécanicienne à participer à ce mouvement. Je me sens abandonnée par mes amies de travail. Et même blessée quand je comprendrai que certaines d’entre elles me traitent comme une pestiférée « qui fricote avec les étrangers ».


La grève se termine dramatiquement. Les ouvriers qui occupent l’atelier des Presses sont expulsés par les CRS. De nombreux meneurs sont licenciés. Les revendications sont rejetées. Mon attitude pendant la grève me vaut l’intérêt des syndicats. Ils ont peu de déléguées femmes. C’est la CFDT qui, la première, me propose d’être sur la liste des prochaines élections de délégués du personnel. Nicolas est déjà syndiqué à la CFDT et je suis connue comme étant sa compagne. J’accepte la proposition. J’aurais pu choisir la CGT qui est majoritaire dans mon atelier. J’aurais marché dans les pas de la déléguée, aussi historique que populaire, de l’atelier de Couture. Je me serais sûrement fait accepter plus facile- ment par les ouvrières. J’ai préféré la CFDT qui est très à gauche. J’aurai davantage l’occasion, me semble-t-il, de pratiquer l’unité syndicale, d’avancer des revendications différentes, de faire émerger de nouvelles déléguées.


Étant la seule femme parmi des dizaines d’hommes de tous âges et de toutes catégories, je suis intimidée lors de ma première réunion de section syndicale. Les dirigeants syndicaux sont en majorité des ouvriers professionnels et travaillent en horaire normal. Plus tard viendront les immigrés (16). De fortes personnalités animent la section CFDT. Ça parle fort, ça fait des étincelles, sou- vent pour des broutilles, des questions d’ego, mais aussi sur des questions de fond, de tactique syndicale. Pas facile pour la jeune femme que je suis de me faire respecter. J’écarte vertement les « voilà un balai ! » ou les « tu es mignonne aujourd’hui ! ». Ces mises au point amènent certains militants à réfléchir. Je subis au demeurant peu de discriminations sexistes dans le syndicat : il y a peu de déléguées femmes et, de plus, je suis en couple avec un militant respecté. Surtout, cette CFDT des années 70 se veut féministe, de la même manière qu’elle s’affiche comme antiraciste. En revanche, j’ai des difficultés à m’imposer comme déléguée femme lorsque je dois passer sur les chaînes de la Sellerie où il n’y a pratiquement que des hommes, ou quand je dois faire de la défense individuelle. Au début, j’accomplissais seule ces activités. Mais lasse de subir les sifflets, les blagues graveleuses et les sourires entendus, malgré ma blouse de travail qui recouvrait pudiquement ma minijupe, j’ai dû continuer mon activité en duo de militants. Les insupportables soupçons de drague dont j’étais l’objet ont disparu. Cela n’empêche pas certains ouvriers de me prendre la main à la place du tract que je leur tends à la porte de l’usine. Il m’arrive même de rencontrer quelque exhibitionniste lorsque j’emprunte l’immense couloir des vestiaires qui va de la Sellerie aux locaux syndicaux. Ma colère et ma peur m’obligent à passer par l’extérieur des bâtiments, qu’il pleuve ou qu’il vente. Plus tard, aguerrie,je circulerai seule dans les ateliers d’hommes. J’oserai même refuser de défendre un ouvrier ayant agressé sexuellement une ouvrière.


Mon grand investissement militant, tout comme celui de mes camarades politiques, se fait reconnaître par le syndicat. On nous voit, efficaces et dynamiques, on en oublie notre situation d’établis. On écoute nos analyses différentes de celles des autres (telle la finalité du produit automobile ou l’écologie), mais aussi souvent convergentes, à travers l’audience que rencontrent nos tracts hebdomadaires. Nous sommes propulsés à la direction de la section syndicale. Je resterai dix ans déléguée du personnel. De façon épi- sodique, je serai aussi membre du comité d’entreprise ou représentante syndicale, formatrice pour les nouveaux militants. Je participerai à un convoi CFDT pour Solidarnosc en Pologne en 1981. J’impulserai une commission femmes.


Agir avec ce syndicat s’avère être pour moi une école de militantisme exceptionnelle, autant qu’une école de vie. Elle m’oblige à revoir certaines positions de mon organisation politique. A me remettre en cause. Les conflits sociaux me font faire des bonds en avant dans la compréhension du milieu ouvrier, des syndicats, des directions patronales. Je comprends qu’il vaut mieux construire les syndicats et avancer pas à pas vers une émancipation quotidienne des travailleurs, plutôt que de les instrumentaliser pour en faire des lieux – fût-ce indirects de diffusion de nos idées révolutionnaires, contrairement à ce que je pensais auparavant. Je comprends également que mon nouveau style de militantisme remet en cause l’idée de délégation de pouvoir, prédominante au sein des syndicats: j’essaie d’être au plus près des travailleuses. Je les écoute, je construis avec elles les revendications mensuelles, je leur fais des comptes rendus écrits des réunions avec le chef d’atelier. Je les réunis sur le lieu de travail quand c’est possible. Je les incite à se prendre en charge, à aller au comité d’entreprise pendant les pauses, à réagir collectivement lors d’une brimade, lors d’un conflit avec un chef, à l’occasion d’une augmentation des rendements. Cette pratique contraste avec celle de la déléguée CGT qui, comme d’autres délégués de l’usine, s’active surtout à rendre des services aux ouvrières, à faire l’assistante sociale, le facteur au comité d’entreprise ou l’avocate auprès de la hiérarchie ou de la direction. Mon travail finit par donner des résultats. Plutôt que de se plaindre dans leur coin de la débauche injustifiée d’une intérimaire, elles signent, à mon instigation, une pétition — uni- taire entre syndicats – par laquelle nous obtenons l’embauche en CDI d’une dizaine d’intérimaires de la Couture.


En 1974, une mobilisation syndicale, animée par les militants de l’Organisation communiste des travailleurs (OCT) et de Lutte ouvrière (LO), a pour objectif la suppression du travail obligatoire le samedi en équipe du matin. Elle rencontre un bon accueil parmi les ouvrières. Le travail du samedi est supprimé. Lorsque la direction veut ensuite faire récupérer un jour de chômage technique dû à une grève à EDF par du travail effectué un samedi, des ouvrières de la Couture se mettent en grève, refusent cette récupération. Au printemps 1981, enfin voilà la grève que j’attendais depuis si longtemps se produit! Dans mon atelier. Là où je travaille. Avec mes amies de travail que je côtoie chaque jour. Que j’ai appris chaque jour à connaître et à comprendre. Elles vont se lever enfin contre l’exploitation dont elles sont victimes quotidiennement. Elles qui n’ont pour ainsi dire jamais fait grève depuis 1968. Elles revendiquent la classification à l’échelon P1! Ça y est, elles débrayent, se dirigent vers le hall de la direction. Elles rencontrent le chef du personnel. Le cernent et lui expliquent leur revendication. Oh! miracle, il écoute ! Il dit qu’il comprend. Il cède : il dit que dorénavant les mécaniciennes, qui seront volontaires pour une formation professionnelle à la couture des housses d’une voiture entière et sur tous les modèles d’automobiles, bénéficieront d’une qualification P1. Quelques heures d’arrêt de travail ont suffi.


Grève bien préparée, grève bien menée. Aussi brève qu’exceptionnelle. Dans l’unité syndicale aussi. Réussite dont je suis particulièrement fière. Je garde encore les photos de ce moment : celles de ces ouvrières, à la fois joyeuses et déterminées, lorsqu’elles réalisent qu’elles ont gagné. Cette lutte fait ricochet. Dans l’esprit des lois Auroux, des ouvrières se réunissent avec nous, leurs déléguées, en groupes de travail. Elles réfléchissent à une modernisation de l’atelier, dans le sens d’un enrichissement des tâches (17). La direction retient certaines de leurs idées. Ce qui nous incite à réfléchir à la frontière ténue qui peut exister entre une avancée sociale et une collaboration avec le patronat. Plus tard, une nouvelle déléguée CFDT sera élue à la Couture.

Dans l’ensemble de l’usine, il y a de nombreuses grèves aux- quelles je suis présente comme déléguée. Les grèves bouchons par blocage minoritaire de la production, d’abord victorieuses, s’éteignent lorsque celle de l’atelier des Presses, en 1978, est réprimée par l’expulsion des grévistes et les licenciements. Toute l’usine est traumatisée. Les ouvriers, et tous les militants, même les plus aguerris. Je suis sous le choc. Nous éprouvons aussi une immense colère. Nous nous demandons entre militants comment étendre ces grèves dans l’entreprise, affronter la maîtrise, les risques de lock-out.


Mon profil d’établie évolue à travers ce vécu si intense. Les liens avec mon organisation politique se distendent pour disparaître complètement en 1980 lors de sa dissolution. Même si je suis toujours engagée politiquement (18) et demeure dans la mouvance d’extrême gauche, je suis dans mon esprit une syndicaliste à part entière, impliquée dans le syndicat de par les responsabilités que j’y exerce. Je suis de plain-pied avec les réalités de terrain. Sans filtre conceptuel préétabli. M’enracinant de plus en plus dans l’usine, je m’y fais beaucoup d’amis. En 1980, j’y rencontre mon compagnon actuel avec lequel j’aurai un fils. Il est marocain, il travaille comme ouvrier et milite avec moi à la section syndicale CFDT. Il en devient un des principaux dirigeants.


Aux Mureaux, nous impulsons une grève des loyers contre les effets néfastes d’une réhabilitation. Nous nous installons ensuite dans une maison que nous retapons, puis, pour de longues années, nous vivrons au village de Flins. Tout un symbole.


J’ai cessé depuis longtemps de me sentir « établie ».


Reconversion


Au cours des années 1982-1983, lasse de mon travail en atelier, désireuse d’une activité plus conforme à mes capacités, sentant aussi venir la fin de la Couture – avec les mutations de plus en plus nombreuses de mécaniciennes dans divers endroits (19) j’envisage de me reconvertir. Je sais que je ne quitterai pas Renault Flins. J’ai cette usine dans la peau. C’est comme une seconde famille. Ma vie de couple s’en nourrit jour après jour. Tout s’est passé comme si j’étais partie à l’aventure dans un pays inconnu, que j’aurais finalement adopté pour ne plus jamais le quitter.


De façon inespérée, les événements vont favoriser ce vœu. La CFDT, devenue majoritaire au comité d’entreprise en 1983 suite à une grève victorieuse en Peinture, me propose d’y travailler comme discothécaire/bibliothécaire, après le suivi d’une formation professionnelle. Au mois de novembre de cette année-là, je fête donc mon départ de l’atelier avec mes collègues. Elles m’encouragent dans mon nouveau projet, se réjouissent avec moi. M’offrent une belle bague, ornée d’un saphir magnifique. Travaillant à la médiathèque du comité, j’effectue deux années de formation de discothécaire, puis de bibliothécaire. Je m’épanouis ensuite au service Animation où la CFDT a préféré m’affecter. Cela durera quinze années. Des années passionnantes. J’exerce aussi des mandats syndicaux et représentatifs pour le personnel du CE. Je continue de voir les mécaniciennes et d’autres salariés à travers les activités du CE. Ces activités créées pour eux.


Je connaîtrai plus tard d’éprouvantes difficultés avec FO, devenu majoritaire au comité d’entreprise. Je ressentirai durement la façon dont une organisation syndicale peut adopter un comportement patronal. Victime de harcèlement moral, déplacée au gymnase comme hôtesse d’accueil, je serai menacée de licenciement. Celui-ci sera transformé en une mise à pied de trois jours, laquelle sera annulée par le Conseil des prud’hommes. Réintégrée à la médiathèque et à l’accueil en 2002, j’y poursuivrai mon travail jusqu’à mon départ à la retraite au mois de juin 2008, heureusement sans nouveaux incidents.

*


Je suis fière de cette vie que j’ai menée à Renault Flins. Dans cette usine qui, aujourd’hui malheureusement, se meurt (20). Lorsqu’on me demande si je n’y ai pas « sacrifié » mon existence, je tombe des nues, moi qui ai l’impression d’avoir vécu une grande page d’histoire sociale, avec de multiples amitiés, de multiples solidarités. Beaucoup de joie, d’émotions et de satisfactions à certains moments. J’ai voulu apporter aux travailleurs tout ce que je pouvais leur donner, je l’ai fait avec plus ou moins de succès, mais je suis sûre qu’il leur en reste quelque chose — la volonté de ne pas renoncer face à une injustice, un parfum de libération peut-être.

Cette vie à l’usine m’a tant appris. Je suis demeurée, grâce à elle, une militante active avec la même révolte au cœur qu’au premier jour de mon embauche à la Couture. Mais aussi avec un grand nombre d’années d’expérience et de pratique. Elles me permettent d’être plus efficace dans mes activités quotidiennes (21). Plus crédible aux yeux des autres. Chaque jour, m’accompagne ce sens aigu de la réalité de l’exploitation des salariés, de la maximisation du profit, qui tranche avec la connaissance livresque que j’en avais auparavant.

Et j’y ai gagné une belle vie affective. Je fais mienne chaque jour cette réflexion de Gramsci: « Allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté. »


Fabienne LAURET

Notes

  1. Nicolas Dubost.

2. « Révolution » était, dans les années 1970, une organisation d’extrême gauche qui, issue d’une scission intervenue au sein de la Ligue communiste (devenue plus tard la LCR, puis le NPA), est devenue « l’Organisation communiste des travailleurs » (OCT) lors de sa fusion avec la Gauche ouvrière et paysanne. Elle s’est dissoute au début des années 1980.

3. Le site de Renault compte entre 8 % et 10 % de femmes, soit plus de 2 000 personnes en 1972. Le secteur de la Couture constitue la plus forte concentration féminine, devant les « jockettes », ouvrières qui emmènent les voitures finies à la sortie des chaînes sur le parc.

4. J’avais indiqué à l’embauche qu’étant fille de couturière à domicile, je savais coudre à la machine.

5. Lieu inopiné de rencontres amoureuses, parfois clandestines.

6. Cette pratique cessera par la suite, du fait de l’intensification du travail, de la surveillance accrue, de l’importance de la main-d’œuvre précaire. Il ne restera que la « perruque » faite sur ordinateur.

7. Ce qui augmente le pourcentage d’absentéisme : celui-ci s’élève alors à 17 % à Flins.

8. Jusqu’à la reprise par la société Borel de la gestion du CE des quatre restaurants du site, en 1978.


9. Les contre-équipes permettent aussi de se supporter en couple, parfois même d’avoir une double vie affective.

10. Le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception : mouvement constitué antérieurement à la loi Veil de 1975 pour lutter pour le droit à l’avortement.

11. Plus tard, la tradition s’éteindra.

12. Dix ans plus tard, la CFDT, gérant le comité d’entreprise, proposera des cadeaux multiples dont certains à caractère personnel, non ménager, et offrira un spectacle intelligent. Elle organisera même une animation pour la Journée des droits des femmes du 8 mars. Tout ceci sera par la suite dévoyé par FO dans un esprit consumériste et clientéliste : les mères auront droit à des spectacles chippendales pour la fête des Mères, des danseurs masculins faisant du strip-tease. Sans parler des calendriers du Nouvel An avec des photos de femmes nues pour les hommes.

13. Peut-être aussi lieux d’abrutissement par l’alcool, qui étouffent l’esprit de résistance et facilitent la paix sociale. La direction fermera ces bars dans les années 80, mais elle ne pourra empêcher la consommation de shit, d’antidépresseurs et autres stimulants.

14. Premier échelon de l’ouvrier professionnel dans la grille conventionnelle de classification.

15. Extrait d’un texte, non publié, que j’ai écrit en 2002 à l’occasion d’une sollicitation par un journal, sur le thème « premières fois ».

16. A cette époque aussi, de nombreux militants immigrés commencent à adhérer au syndicat à partir de leur propre activité sur le terrain, ce qui entraînera, lors des élections, l’apparition de nombreuses rayures à caractère raciste sur les bulletins de vote et l’annulation subséquente de ces élections à l’initiative de la CFDT. Cette évolution du syndicat permettra d’ailleurs l’émergence de belles luttes, telle, en 1976, la grève des Africains qui obtiendront un mois de congé sans solde accolé aux congés payés, avec un billet d’avion à prix réduit.

17. Il s’agit d’organiser les machines par îlots de huit, mises en face à face, avec salle de repos, blouses fournies et nouvelles machines.

18. Je me présente aux élections législatives en 1978.

19. Avec le tournant de « la rigueur » impulsé par Mitterrand en 1983, la direction de Renault, projetant d’externaliser la Couture, mute progressivement les mécaniciennes dans d’autres ateliers ; deux ans plus tard, elle délocalisera toute la Confection des sièges à l’usine Roth Mayor à Bonnières-sur-Seine, puis dans un pays de l’Est.

20. Il n’y a plus, en 2014, que 3 000 salariés à Renault Flins (dont 900 intérimaires), comme à son ouverture en 1952.

21. Après vingt années sans appartenance politique, j’ai adhéré au NPA et j’ai été plusieurs fois candidate à des élections politiques. Aujourd’hui militante à Solidaires, formatrice et conseillère du salarié à ce titre, je m’investis également dans plusieurs collectifs locaux, ainsi qu’à Attac.