Début février, l’intersyndicale d’EDF appelait à la grève pour la cinquième fois en dix-huit mois contre le projet. C’est Hercule, le projet de découpage de l’entreprise au bénéfice du privé qui est contesté. Un camarade impliqué dans la lutte nous explique de quoi il retourne.
Interview de Morgan Delaveau, élu CSE Île-de-France Ouest chez Enedis et syndicaliste CGT dans les Yvelines
– Comment le job a-t-il évolué depuis que tu es entré dans la «maison EDF» ?
– Je suis rentré en 2004 à EDF et je travaille dans la distribution de l’électricité, chez Enedis, réparation et maintenance du réseau, basé à Carrières-sous-Poissy. Je suis passé de EDF à EDF distribution puis à ERDF et enfin Enedis. EDF est une SA [société anonyme] depuis la privatisation en 2005. Depuis que je suis rentré, c’est la course au changement. Concrètement quand je suis rentré dans la boîte, on appelait le client usager, et quand il y avait une panne, pour un usager ou dans une rue, on intervenait à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. C’était le B.a.-ba de la boîte : une mission de service public 24h/24h , maintenant si tu appelles tard on te dit de rappeler le lendemain… Si tu veux un nouveau branchement, cela prend également beaucoup plus de temps…
En plus, il y a des fermetures de sites régulièrement et ils en profitent pour supprimer au passage un peu de personnel. Dans les Yvelines, il y a moins de bases opérationnelles et donc moins de proximité avec les usagers et les collectivités. On dégraisse pour rendre rentable pour le passage au privé.
Du point de vue de l’usager, c’est 50% de facture en plus en 15 ans. Ils avaient vendu aux usagers la baisse du prix avec la concurrence, mais ça a juste fait monter les prix, baissé la qualité du service et celle des conditions de travail pour nous.
Quand je suis entré à EDF c’était l’entreprise préférée des français ! Malheureusement, tout le monde n’a pas la culture du service public en entrant dans notre entreprise aujourd’hui. C’est toujours important aux yeux des salariés, mais pas pour tout le monde. C’est comme pour le nombre de grévistes, on n’a jamais 100%. C’est une de nos missions de représentant du personnel CGT: rappeler nos missions de service public à nos directions comme aux agents.
Au quotidien, pour les travailleurs, on ressent surtout qu’on est laissés à l’abandon. Nos activités de cœur de métier sont confiées aux appétits d’entreprises privées. Nos évolutions de carrière et notre savoir-faire s’effilochent au fil du temps. On écoute de moins en moins les élus du personnel, même si le dialogue social, c’est un mot spécialement taillé pour la CFDT.
– On reconnaît bien pour EDF (et avant GDF) les stratégies de «socialisation des coûts, privatisation des profits»… Concrètement, comment en est-on arrivé à Hercule ?
– Oui, ça ressemble vraiment à ce qu’il s’est passé pour d’autres boites. On est une des dernières. Les différentes évolutions (passage d’EPIC [Établissement Public à caractère Industriel et Commercial] à SA, passage en Bourse et ouverture du capital, découpage en filiales…) s’accompagnent de moins en moins d’agences d’exploitation et de personnels. L’activité clientèle, comme les relevés de compteur, a été supprimée : c’est soit Linky soit des prestataires.
Socialiser les pertes c’est pour la production: construire une centrale nucléaire ou augmenter leurs durées de vie, c’est risqué alors on ne sait pas si ça va être rentable donc ça reste public. C’est nous qui paieront, les contribuables.
Privatisation des profits c’est pour la distribution de l’électricité: une part importante de votre facture provient du TURPE [Tarif d’Utilisation du Réseau Public d’Électricité], qui est versée à Enedis. Une manne financière qui aiguise l’appétit des entreprises privées, avec le risque que l’on connaît, toujours plus pour les actionnaires, toujours moins pour les usagers et le personnel.
Hercule lui, vient d’une volonté de l’État d’augmenter le tarif de l’ARENH [Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique], sous l’impulsion d’EDF. L’ARENH c’est déjà un cadeau au privé. Un exemple parlant: c’est comme si moi j’avais une boulangerie, des employés, des fours etc… et qu’un mec se pointe, il n’a pas d’outil de production, et il me dit «moi je t’achète ton pain au prix que ça te coûte pour le fabriquer et je le revends au prix que je veux, toi tu te galères avec les fournisseurs et tout ça, et moi j’empoche la thune, t’as pas le choix». Les fournisseurs alternatifs (Total Direct Énergie, Leclerc…) peuvent acheter l’électricité à EDF à prix coûtant ou au marché si le prix est en dessous, donc c’est 100% gagnant pour eux. Le tarif fixé est actuellement trop faible et donc EDF vend à perte. L’État et EDF ont dit à la Commission Européenne qu’il ne peut pas investir avec ce tarif là. La Commission répond «OK, mais si vous voulez augmenter ce prix, il faut terminer de démanteler EDF». C’est du chantage, car l’État français est dans l’impasse. Enfin «dans l’impasse», il est de toutes les façons complice de l’ultra-libéralisme qu’il prône à tort et à travers. Les États stratèges ça n’intéresse pas la Commission européenne, elle veut que le gâteau revienne au privé. Veolia et les autres distributeurs privés n’ont pas déjà assez de pognon ?
L’ouverture à la concurrence, quand ça a été instauré, on savait que c’était pas pour faire baisser les prix, mais pour ouvrir davantage le marché. Les fournisseurs alternatifs n’en ont rien à foutre de l’approvisionnement en hiver ou de la maintenance des centrales… Ils n’ont pas d’investissement à faire, ils prennent des gens à l’étranger pour les centres d’appel et traitent l’énergie comme un vulgaire service comme un autre!
Donc les opérateurs privés vont être mis en concurrence avec EDF pour acheter l’énergie produite par «Bleu», en bénéficiant gratuitement de tous les investissements historiques des français. Après les agences et centres d’appel, on va assister à une accélération du dégraissage dans les services du commercialisateur (EDF commerce). Viendra le tour de la distribution avec Enedis. Et pour rendre EDF, Enedis, RTE plus concurrentielles, il va falloir casser le statut des IEG [Industries Électriques et Gazières]. Nos directions préparent déjà le terrain en réduisant les embauches statutaires et faisant appel à des CDD, contrat d’intérim et autres.
– Les journées de grève appelées par une intersyndicale très large ont été très suivies…
– Contre Hercule, l’intersyndicale c’est tous les syndicats représentatifs qui appellent à la mobilisation. On a eu pas mal de journées. RTE [Réseau de Transport d’Électricité] est en reconductible en se moment, mais c’est pas le cas à Enedis où il y a des temps forts régulièrement. Le pourcentage de grévistes n’est pas le même entre les premières journées et les plus récentes non plus (entre un tiers et la moitié des services). Pour certains services, c’est même 80%. On n’a pas le même type d’action dans les différentes branches. Il y a des services où les gens vont poser une heure par ci une heure par là, et d’autres où tu dois t’organiser pour gêner la production.
Par exemple, pendant la lutte contre le projet de retraites par point, il y a eut des coupures électriques ciblées. Pas besoin que tout le monde se mette en grève mais c’est un acte militant décidé en assemblée générale. Il y a encore des coupures pendant la lutte contre Hercule, mais moins médiatisées, et pas sur mon secteur. C’est difficile à mettre en place: en plus de se faire virer on peut aller au pénal… Ça se prépare bien en amont et elles sont revendiquées par la FNME CGT, notre fédération. Les coupures c’est des solutions extrêmes, mais pendant les retraites les agents ne voyaient plus d’autres solutions.
Dans le syndicat c’est plutôt au régional que ça s’organise, pour faire des actions d’envergure. C’est aux agents de voir comment ils veulent faire monter le rapport de forces, nous on suit. Mais tout est possible. En Île-de-France on a enfumé le siège social d’EDF et de GDF, on était 100, 150, 200 avec des torches et on a enfumé les deux directions lors de la journée d’action du 10 février. Il y a des actions comme ça, coup de poing, comme le dépôt de compteurs Linky devant plusieurs sièges LREM. C’est symbolique : vu qu’ils veulent démanteler, on leur a apporté de quoi faire.
Avec le découpage en filiales tel qu’on le vit aujourd’hui c’est compliqué les grèves. Déjà avec les CSE le temps de délégation a été divisé par trois. Nous avec la CGT on arrive encore à passer sur les sites, mais c’est plus difficile. On essaie d’informer les usagers aussi, par exemple avec la CGT Cheminots de Versailles on a pu entrer dans la gare la nuit pour mettre les tracts dans les rames. L’idée c’est que les usagers se disent on s’est fait avoir avec les autoroutes on va pas recommencer avec EDF.
– Des élus de collectivités remettent en cause Hercule, notamment parce qu’on risque d’aboutir à une logique de mise en concurrence des régions : c’est pas aussi rentable de produire ou distribuer de l’énergie en fonction de l’endroit où on est.
– C’est un risque. EDF est le fruit de la nationalisation de 1450 entreprises de production et de distribution, à la libération avec le conseil national de la résistance, pour pouvoir fournir aux français un service à un même prix partout en France. Si on recommence à multiplier les entreprises de production et de distribution, on risque de ne pas avoir le même prix si on habite à côté d’une centrale ou dans un territoire démuni de tout site de production. Le risque c’est qu’au bout d’un moment plus personne ne paie le même prix de l’électricité.
Un autre risque: il y a aujourd’hui les tarifs heures pleines / heures creuses, mais avec Linky c’est maintenant possible de faire des formules à la carte, avec des prix moins chers si on renonce à la fourniture certains jours par an. Donc avec à la clé des services de qualités différentes et des prix différents entre les riches et les pauvres.
C’est aussi pour ça que le CSE-C [Comité Social et Économique Central] sous l’impulsion de l’intersyndicale a lancé une campagne de communication à destination des usagers «#PourUneÉnergiePublique», sur les panneaux publicitaires, avec un site internet et une pétition (1).
– Est-ce que ce service public qui est sensé appuyer une «transition écologique» ne devrait pas aussi être antinucléaire ?
– L’abandon immédiat du nucléaire, ce n’est pas débattu au sein de mon syndicat. Mais j’ai un avis personnel sur la question. Il faudrait investir massivement dans des énergies alternatives et dans la rénovation de l’habitat pour pouvoir l’abandonner. Si on veut en sortir, il va falloir le planifier, ça ne se fait pas comme ça. On le voit avec Fukushima, ça ne peut pas durer car c’est une énergie qui, quand on en perd le contrôle, devient un redoutable ennemi de la faune, de la flore et de l’humanité. Mais si on se sépare du nucléaire, c’est le mazout ou le charbon qui prennent le relais, comme en Allemagne. Les énergies renouvelables sont dépendantes des aléas climatiques et donc pas assez fiables pour des consommateurs qui ne supportent pas plus de 5 minutes de coupures électriques. Faut que ce soit une sortie intelligente et bien pensée, parce que si on arrête immédiatement, c’est le black out, car on a fermé les centrales à charbon ici.
Dire qu’on va arrêter parce que les investissements ne sont pas intéressants et que ce n’est pas une énergie d’avenir, je suis d’accord, mais ce n’est pas possible à court terme. C’est une question d’État stratège à long terme, mais aujourd’hui c’est le court terme qui gouverne. Pour moi c’est trop dangereux pour que l’on continue qui plus est avec une gestion des déchets hasardeuse. Dans tous les cas, on ne passera pas au zéro nucléaire sans une avancée monumentale dans le domaine de l’énergie et pour cela, il faut une volonté et des investissements dans la recherche de pointe. EDF est un leader européen de l’énergie, un fleuron industriel français. Si nous voulons une transition écologique, elle doit passer par des investissements, elle doit être innovante. Aujourd’hui, avec le projet Hercule, la transition écologique passera bien après l’économie de marché, les actions, les intérêts privée.
Note
(1) Voir le site internet de la campagne : https://energie-publique.fr/
Les travaux d’Hercule
Sous le nom très viril d’Hercule, se cache un projet de découpage d’EDF en trois pôles, dont le but est de plier la production française d’électricité aux lois du marché, quitte à faire quelques entorses à la concurrence libre et non faussée. Pourquoi se cache ? Et bien parce que «ce projet, une fois de plus, est négocié entre le gouvernement, la Direction d’EDF et la Direction de la concurrence de l’Union Européenne hors de tout contrôle démocratique». Le gouvernement se doute que le projet ne sera pas très populaire et que l’opposition sera musclée, donc il préfère ne pas trop ébruiter cette histoire, qui est toujours en négociation à Bruxelles. Et pourquoi une entorse à la concurrence ? C’est que la production électrique historique est un «monopole naturel intégré», c’est-à-dire que de par les investissements initiaux massifs pour la production, le transport et la distribution, il paraît plus logique et plus efficace (dans le monde capitaliste, qu’il soit libéral ou d’État) de confier la gestion de l’électricité à un seul acteur qui peut planifier, réparer, adapter…: l’État ; plutôt qu’une myriade de concurrents qui se font la guerre localement. Et donc, comme tout est déjà en place et que la majeure partie de la production vient du nucléaire d’État, ouvrir à la concurrence revient à laisser accéder des entreprises privées à une rente ponctionnée sur les bénéfices de l’État actionnaire. Ça existe déjà avec l’ARENH, qui, comme expliqué dans l’article, est une belle subvention aux fournisseurs privés. Hercule, c’est un pas de plus dans la rente privée (ce ne seront plus 25% mais 100% de la production qui seront vendus aux opérateurs, privés ou publics) et la socialisation des pertes.
«Synthétiquement, le groupe EDF serait séparé en trois pôles, eux-mêmes organisés en filiales très
indépendantes entre elles : 1) Un pôle 100% public, dit «Bleu», hébergeant la production nucléaire, et probablement la production thermique fossile et le réseau de transport haute tension (RTE) dans deux autres filiales ; 2) Une entité indépendante, 100% publique également (quasi-régie) pour le parc hydraulique, lui permettant ainsi d’éviter la mise en concurrence des concessions (même si ce point reste en suspens, tout comme un éventuel rattachement au pôle « Bleu») ; 3) Un pôle plus largement ouvert aux capitaux privés, dit «Vert», à hauteur de 35% au départ, regroupant les autres activités : fourniture (ou commercialisation), production solaire et éolienne, réseau de distribution moyenne et basse tension (Enedis), les services (Dalkia), les activités internationales hors nucléaire et les systèmes insulaires.»
Schématiquement donc, les travaux d’Hercule c’est de mettre en concurrence le pôle Vert (qui est partiellement privatisé) et les fournisseurs privés, pour l’achat de l’énergie du très coûteux pôle Bleu, que l’État prendra en charge, tout en garantissant des revenus stables aux vendeurs privés par des subventions (renouvelables…) et la rente. À la clé, comme d’hab, ce sera pannes et coupures, prix en hausse, personne au bout du fil, tarifs et offres incompréhensibles… sans compter qu’avec le joujou Linky et l’absence de personnels sur le terrain, plus de filoutage ni de compromis…
Sources : Rapport SUD Énergie «Hercule, un pas de plus dans l’impasse des marchés de l’électricité», décembre 2020 et energie-publique.fr
Pourquoi l’arrêt immédiat du nucléaire?
Évidemment, si on pose remplacement du nucléaire par les énergies renouvelables, l’arrêt immédiat du nucléaire est impossible. Le nucléaire est une épée de Damoclès sur nos têtes, à la fois sanitaire et sociale. Le risque nucléaire est un risque particulier : ce n’est pas seulement un risque de mort et de maladie, c’est un risque qui pèse sur des générations et des générations. On meurt encore aujourd’hui Hiroshima, bien sûr on continue de mourir, et dans d’affreuses souffrances, de Tchernobyl et de Fukushima. Aucune protection contre ce risque si ce n’est une surveillance policière de la population pour éviter que les uns ne contaminent les autres. Et pas le temps d’une épidémie. Sur une vie. Pas de moyen d’atténuer le risque sans technologie avancée et hors de portée des individus. La grande réussite idéologique du nucléaire est de mettre en avant son aspect décarboné (très contestable, quelles ont été les conséquences en terme d’effet de serre du nuage radioactif de Tchernobyl?) pour faire oublier son aspect mortifère. On sait produire de l’électricité thermique à base de fuel, de gaz ou de charbon, beaucoup moins carbonée qu’autrefois. Et EDF exporte de telles centrales. De toutes façons, on risque de devoir arrêter immédiatement le nucléaire comme l’a fait un temps le Japon. La seule question est : avant ou après la catastrophe ?
En attendant, les nucléocrates verrouillent notre avenir en multipliant les projets qui exigent une consommation importante d’électricité : le relais du chauffage électrique (un scandale qui continue encore aujourd’hui) est pris en ce moment par la voiture électrique. L’arrêt immédiat du nucléaire passe aussi par réserver l’électricité à ses usages spécifiques.
Article initialement publié dans le mensuel Courant Alternatif, n°308, mars 2021