Ce double projet (livre issu d’une thèse et film) est l’œuvre d’une sociologue, Manon Ott, qui retrace l’histoire ouvrière et sociale des Mureaux et de ses cités, indissociables de celle de l’usine Renault de Flins (1).
Il aura fallu à Manon Ott, chercheuse et enseignante, assistée de son compagnon Grégory, plusieurs années de recherche ‑ dès 2011 ‑, d’immersion totale, de rencontres, d’écoute, de prises de vue, pour arriver à produire cet impressionnant et original travail de thèse sociologique sur une banlieue dite « chaude » de la région parisienne en bord de Seine : la ville des Mureaux dans les Yvelines, longtemps dénommée la ville Renault, car pourvoyeuse d’emplois pour l’usine de Renault Flins, très proche et ce depuis 1952.
A partir de nombreux témoignages, entretiens, visites, réflexions, recherches sur le passé, et d’autres écrits suscités par cette région et notamment cette usine longtemps mythique, Manon Ott restitue ainsi un pan d’histoire sociale sur plus de 50 ans, mêlant l’usine et deux quartiers dits « chauds » de la ville, bien au‑delà des clichés, des rejets, des déformations, trop souvent à la une des médias en quête de sensationnel : les Mureaux a été baptisé pendant longtemps par certains médias le « Chicago des Yvelines », en concurrence avec Mantes‑la‑Jolie ou Trappes.
Commencer par le film, c’est d’abord se laisser porter par les images en noir et blanc, leur poésie ou leur vitalité, souvent la nuit, c’est découvrir les quartiers des Musiciens et de la Vigne blanche sur fond de musique free jazz onirique d’Akosh Szelevényi, les paroles bruts et riches venant des rencontres choisies par la réalisatrice ou de ses recherches historiques. Ainsi elle invoque 1968 par un extrait du film de J.P Thorn « Oser lutter oser vaincre » sur la grève à Renault‑Flins, puis dès 1969 l’arrivée des milliers d’immigrés pour produire le double de voitures, l’engagement d’un couple de militants révolutionnaires à Renault ‑aujourd’hui à la retraite‑, des syndicalistes de Renault en action en 2011 ou d’autres en retraite; mais surtout des personnalités attachantes comme Antoinette, Momo ou Yannick des Croms (2) un groupe de jeunes trentenaires actifs, les enfants adultes des immigrés retraités de l’usine et ce qu’il en reste, ses ultimes combats aujourd’hui.
Forcément, peu de femmes, car la nuit dehors n’est malheureusement pas encore pour elles mais derrière les fenêtres de cuisine des HLM.
Découvrir le film, c’est enfin apercevoir ce qu’a donné la rénovation urbaine avec les tours, des barres ou des lieux qui tombent pour donner la place à plus de verdure, à d’autres bâtiments plus petits et parfois plus chers, d’autres habitants surtout, comme le voudrait la municipalité, tout en accélérant la désertification d’un tissu associatif indépendant : pour tourner cette immense page d’histoire ouvrière et enfin se glorifier de la gentrification et rebaptiser les Mureaux « ville de l’aéronautique », nettement plus « valorisant » que l’automobile ! C’est certain que les quelques centaines d’employés très qualifiés et bien blancs de l’Aérospatiale des Mureaux n’habitant pas non plus dans la ville, lui donne une aura plus « classe ».
Ce film tel un état des lieux en noir et blanc, prenant son temps, suscite l’imagination, des questionnements, peut‑être des incompréhensions face au choix esthétique, rompant avec les images habituelles des banlieues ‑ ce que l’auteure nomme les grands feux ‑ ainsi que leur mutation pour « faire voir ce qu’on ne voyait pas », les petits feux.
Une heure 15, c’est une gageure pour faire sentir des dizaines d’années de vie, de travail, de modifications des lieux, de luttes collectives, de galères et d’espoir. Mais ça fait discuter, réfléchir et donne envie d’en savoir plus, d’aller plus loin.
Alors le livre est là : beau, épais, de plein de belles photos en noir et blanc (un quart des 300 pages!), passionnant et deux côtés de lecture possible : une face pour L’expérience d’un film et une autre face pour Voix et histoires d’une banlieue populaire, issue de la thèse de sociologie de Manon Ott, dont les nombreuses références sociologiques sont parfois plus complexes.
Dans la face 1 on retrouve les trois «héros » principaux du film, oiseaux nocturnes crevant l’écran lors de récits parfois intimes, attestant des liens qui se sont tissés avec la réalisatrice : Yannick le beau rapeur rêveur épris de liberté et agent de sécurité tout en étant un animateur des Croms ; Antoinette femme libre, engagée sur cette ville, battante malgré ses KO, s’abreuvant de musique et de danse, et toujours amoureuse; et Momo l’ancien braqueur devenu militant contre la double peine qu’il a subie, éternel révolté sorti de la délinquance pour combattre aussi aux Mureaux ses causes économiques et sociales au quotidien, contre le racisme, les lois et injustices du système où il lui est impossible de vivre dignement : il sera après le film, logiquement un Gilet Jaune très déterminé même avec son fauteuil roulant.
La face 2 du livre raconte d’abord l’histoire de l’usine et ses grands conflits ouvriers, le rôle de la ville des Mureaux et ses habitants (avec de nouvelles constructions pour l’usine) dans ce contexte, la question du logement, la place essentielle des travailleurs immigrés après 1969, le racisme qui les humilie, leur souffrance au travail, car le plus dur sur les chaı̂nes de montage en 2×8 ou aux presses la nuit où ils sont à 80 % du personnel. Mais il y a aussi leur terrible silence dans les familles, sans aucune transmission à leurs enfants qui par la suite, alors que souvent diplômés y travailleront en intérim et rejetteront l’usine pour du travail précaire ailleurs : de fait ni délinquants ni chômeurs longue durée mais tenant aussi les murs dans la cité où il y a de moins en moins de lieux pour se réunir, le monde associatif ouvrier et les syndicats ayant beaucoup moins d’ancrage local.
Tout cela sur fond de liens de plus en plus distendus avec l’usine (de 22 000 salariés à 4 000 entre 1970 et 2021, alors que la population des Mureaux est passée de 26 000 à 33 000 habitants), éloignant la population du sentiment d’appartenance au monde ouvrier alors qu’ils y sont encore 70 % parmi les actifs de ces quartiers. Sans parler de la montée électorale importante du FN dans les années 80 et de la chute des scores et de l’activité du PC et du PS, avec un taux d’abstention énorme dans les quartiers : n’oublions pas que la majorité des habitants de ces quartiers n’ont toujours pas le droit de vote, du fait de leurs nationalités du Maghreb ou d’Afrique noire.
L’autrice revient aussi sur la parole plus fournie d’autres acteurs de cette ville liée à l’usine, attestant de la diversité et la fragmentation de la population : ceux cités plus haut, dont les révolutionnaires syndicalistes Jamaà Ourami et Fabienne Lauret, ayant habité à la Vigne blanche en animant une grève des loyers, et vécu les grandes grèves des années 73 à 83, le militant CGT Moussa Sako porte‑parole des maliens aux Mureaux, ainsi que Diallo Moussa de la CFDT, très actif dans la défense des sans‑papiers.
On y retrouve les Croms, la plupart ayant travaillé un temps chez Renault : le témoignage d’Abdoulaye dit Mao, livreur intérimaire, y découvrant choqué le terrible travail de son père est édifiant.
Et aussi une explication d’un des clous du film est la scène où les Croms miment dehors les gestes répétitifs du travail à la chaı̂ne, parlant d’aliénation, de cerveau éteint, mais admirant le courage silencieux de leurs pères invisibilisés, exploités et usés par l’usine, pour eux un véritable repoussoir. Alors qu’ils ne savent pas qu’ils ont aussi lutté. Et leurs enfants ont aujourd’hui intégré que la pérennité de l’emploi n’existe quasiment plus, malgré leurs diplômes. Avec un horizon bouché, ils sont les nouveaux prolétaires précaires du secteur tertiaire des services sans pourtant s’identifier au monde ouvrier avec ses traditions de solidarité et de résistance collective.
La fin de cette partie du livre revient sur le militantisme des quartiers dans les années 80/90, après la marche pour l’Egalité et contre le racisme ‑ passée aux Mureaux ‑, avec l’association Solact (Solidarités actives) très dynamique ainsi que Résistance des banlieues où Momo eut un rôle important et actif, puis au Comité national contre la double peine (CNDP) et au Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) : ces mouvements, animés par les premiers concernés, ont permis l’expression de la révolte des jeunes pour des revendications posant la question sociale et politique des quartiers populaires, résumée par : « La violence c’est d’avoir 20 ans, pas de boulot et les flics sur le dos !».
Il n’est pas certain que ce ne soit plus d’actualité aujourd’hui même si ces mouvements se sont usés ou récupérés par des municipalités (aux Mureaux aussi) maniant clientélisme et répression !
Car sous les cendres il y a encore des braises dans les usines comme dans les quartiers.
Il faut savoir les voir et les entendre : ce qu’a réussi Manon Ott avec ce film et ce livre.
Fabienne, décembre 2021
Notes
1. éd. Anamosa, 2019
2. Croms : Citoyens Réprimeurs de l’Oubli et de la Misère Sociale
Pourquoi des sociologues ?
Le travail de Manon Ott se veut un « état des lieux » des Mureaux dans différents aspects (social, politique, urbanistique, militant…) qui s’entremêlent nécessairement dans l’histoire de la région. Les mutations locales du capitalisme et ses restructurations entamées dans les années 80 ont des conséquences palpables sur la banlieue ouvrière, aussi bien matérielles qu’idéologiques, qui sont décrites finement par la sociologue. Les témoignages et photos illustrent, complètent et incarnent les références plus médiatiques ou universitaires (Beaud, Pialoux, Bourdieu, Rancière…), dans lesquelles Manon Ott semble rechercher une filiation, à rebours des lectures ethniques ou victimaires des ex cités ouvrières.
Manon Ott s’interroge longuement sur sa place de sociologue « en immersion » dans la banlieue, sur la parole confisquée aux habitants par les universitaires, politiques…, sur sa déformation, sur le rôle du film dans cette restitution de la parole. Elle n’a donc pas la prétention d’une porte parole officielle et parachutée de la banlieue, pose un regard très critique sur son travail, mais les pages qui y sont consacrées sont assez indigestes et jargonneuses, très intellectuelles et précautionneuses. Finalement, malgré toutes ces circonvolutions, on a tout de même l’impression dans certains passages du film (bien accueilli par les habitants) d’une idéalisation de quelques figures de la banlieue, accentuée par son esthétique très particulière, et par les attitudes que suscite forcément la caméra chez ceux qui se mettent déjà souvent en avant : militants, rappeurs, animateurs.
Quoi qu’il en soit, le temps long de l’histoire sociale illustrée ici (1952 années 2010) et racontée par les habitants des grands ensembles s’applique de façon relativement similaire à d’autres villes de France, ce qui replace le travail dans un contexte capitaliste plus global (3), notamment les rénovations et politiques de la ville successives. Un des intérêts majeurs du livre est d’interroger différentes générations d’habitants, appartenant à des vagues successives deluttes. Des O.S de Flins aux Croms, en passant par les « lascars » du CNDP, les analyses sur la continuité et les ruptures dans la mémoire ouvrière montrent comment les prolétaires des cités des Mureaux ont lutté et luttent contre leur condition dans ses aspects multiples (travail, logement, racisme, police et justice). Par rapport à la génération des militants des années 1980-1990, qui, « à l’instar des marcheurs de 1983, ont bénéficié […] d’un héritage politique et de rencontres avec le mouvement ouvrier, avec les luttes des travailleurs immigrés, les luttes des années 1970 », les nouvelles générations « se trouvent nettement plus éloignées des formes traditionnelles de socialisation politique ». Le livre propose aussi un bilan des réussites et des écueils de ces luttes : autonomie et « vampirisation » par les pouvoirs municipaux ou les associations officielles, conflits générationnels ou de traditions politiques et contradic tions entre précaires et stables…
Au delà des chiffres médiatiques sur le chômage et l’abstention, le livre montre d’ailleurs aussi la diversité des profils et des trajectoires au sein des cités, pas réductible à un quotidien de galère précaire (même si c’est une réalité pour beaucoup) du jeune homme « en bas des blocks » que les médias – et beaucoup de groupes militants ! – contribuent à renforcer. Comment ces groupes pourraient-ils faire autrement ? Ils ne sont quasiment plus dans les banlieues et ce sont les rares sociologues un peu honnêtes qui occupent mécaniquement le terrain.
Note
3. À ce sujet : La Révolte des cités françaises, symptôme d’un combat social mondial, Échanges et mouvement, 2006
Articles initialement parus dans le mensuel Courant Alternatif, n°316 janvier 2022