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Échos de lutte

Amiante : l’anxiété, ce sont les patrons tueurs qui devraient la connaître !

La bataille de l’amiante a récemment été relancée. La «fibre tueuse» de l’industrie, interdite depuis 1997 (voir historique) et dont le scandale a été étouffé par les industriels, revient sur le devant de la scène. «Il y a 25 ans, des plaintes étaient déposées par des victimes des entreprises ou des sites où l’amiante a été utilisé en grande quantité (Eternit, Everite, Valéo-Ferodo, Jussieu, Direction des constructions navales, Normed…), afin que les responsables de ce scandale sanitaire soient jugés. Un quart de siècle plus tard, pas un seul n’a été renvoyé devant un tribunal correctionnel. Le parquet, seul maître de l’opportunité des poursuites, s’acharne à refuser que se déroule en France un procès pénal de l’amiante.» L’ANDEVA, l’association nationale de défense des victimes de l’amiante et autres maladies professionnelles, a relayé un appel des victimes de l’amiante le 2 mars dernier «pour qu’un procès pénal de l’amiante ait enfin lieu en France.» (1) C’est dans ce contexte de bataille judiciaire des victimes de l’amiante qu’une décision de justice importante a été rendue.

Après 7 années de procédure, le 3 février 2021, la cour d’appel de Paris a rendu un arrêt reconnaissant aux 21 ex-salariés de la centrale électrique de Porcheville (Yvelines) le préjudice d’anxiété. Les salariés EDF de la maintenance ou de la conduite des installations et des sous-traitants ont été exposés à l’amiante sans aucune connaissance du risque et sans aucune protection respiratoire pendant des décennies. La procédure pour préjudice vise à faire reconnaître l’exposition à l’amiante et obtenir une indemnité pour le salarié anxieux à l’idée qu’on lui diagnostique un cancer après avoir travaillé au contact de l’amiante. 108 dossiers ont été déposés par un cabinet d’avocats, issues de différentes centrales thermiques du territoire, à partir d’un recensement de la CGT. Au-delà de la bataille pour exiger la mise en œuvre de moyens de protection à la suite des affections liées à l’amiante, dans les années 90, c’est le traumatisme et l’angoisse des collègues (malades ou non) d’avoir été exposés à ce poison patronal qui sont reconnus par cette décision. Une décision du même type avait déjà été rendue par la Cour d’appel de Douai, qui «a reconnu aux 727 mineurs de charbon de Lorraine le droit au “préjudice d’anxiété qu’ils subissent en raison de leur multi-exposition à des agents cancérogènes dans l’exercice de leur profession, au fond comme au jour.”» (2)

Localement, à Porcheville, cette décision fait suite à la condamnation d’EDF et au versement de 200 000 euros de dommages à la famille de Serge, un salarié mort à 53 ans (en 2005) empoisonné par l’amiante ; ainsi qu’au traumatisme que cela a entraîné chez les collègues, dont des dizaines ont développé des pathologies liées à l’amiante, qui ont pu aller jusqu’au décès… Naturellement, EDF connaissait parfaitement les dangers, mais n’a pas bougé pour protéger ou informer les salariés qu’à la suite de la pression des salariés et des syndicats.

C’est le cas de tous les responsables patronaux – pas très anxieux, eux – que l’ANDEVA entend faire juger en relançant le procès de l’amiante. La bataille contre le poison de l’exploitation continue donc !

Notes

(1) Blog de l’ANDEVA : http://andeva.over-blog.com/2021/03/justice-pour-les-victimes-de-l-amiante.html

(2)Site de l’association Henri Pézerat : https://www.asso-henri-pezerat.org/prejudice-danxiete/


Historique non-exhaustif

Toute l’histoire de la législation sur l’amiante jusqu’à nos jours est celle de la lutte de ses travailleurs.

«Il y a le médecin. Mais quand tu passes la visite, c’est pour voir si tu es apte à travailler. On pose jamais la question : «est-ce que cette usine est apte à recevoir du monde ?» C’est toujours l’inverse, il faut que nous, on soit apte à aller au bagne.»

Une ex-ouvrière d’Amisol (3)

Science sans conscience…

Ils ne peuvent pas dire qu’ils ne savaient pas. En 1906, Denis Auribault, inspecteur du travail à Caen, dresse un rapport sur la surmortalité des ouvriers d’une usine de textile utilisant l’amiante dans le Calvados. Le texte est publié dans le Bulletin de l’inspection du travail mais reste lettre morte.

Ce sont trois médecins qui documentent et étudient sérieusement à partir de 1928 les liens entre amiante et asbestose puis mésothéliome notamment chez des mineurs sud africains. Et comme pour Richard Doll, épidémiologiste anglais à scandale, «spécialiste» des liens entre amiante et cancers, ces sagas scientifiques illustrent l’influence des industriels sur la science officielle. Certains, à la suite de collusions, pots-de-vin, menaces et chantages, finiront par laisser planer le doute sur les liens pourtant très clairs entre la fibre et les maladies pulmonaires, voire jusqu’à affirmer publiquement le contraire de ce que leurs travaux initiaux avaient clairement démontré.

Des grèves très dures ont eu lieu au Québec en 1949 et 1975 dans des mines d’exploitation d’amiante au Québec, faisant suite à une enquête, publiée par le journaliste indépendant Burton Ledoux. Celle-ci fait état de la surmortalité et des conditions de vie déplorables dans les villages proches des mines. Dans ces grèves, les syndicats, en décalage total avec leur base, s’illustrent par leur défense acharnée de la légalité, le sabotage du mouvement et la recherche d’un compromis sur un «usage contrôlé» de l’amiante, revendication patronale. Et cela même alors que la grève de 1975 a été gagnante sur un certain nombre de points… Cette idéologie aboutira, sur fond de nationalisme québécois, à la création de l’Institut de l’Amiante, émanation du patronat industriel soutenu par le gouvernement et les syndicats, qui fait depuis un intense travail de lobbying pro-amiante en Asie et en Amérique Latine.

En France, un mécanisme similaire a été mis en place : le Comité Permanent Amiante (CPA), instrument de lobbying inféodé au patronat de l’amiante,fondé en 1982. Sous couvert de la participation de représentants syndicaux il se vante d’être un lieu de concertation. Dans les faits son action vise à retarder l’évolution de la législation anti-amiante pour préserver les juteux marchés et les profits sur le dos de la santé de milliers de salariées. Le CPA est dissous en 1995.

Les patrons de l’amiante n’avaient toutefois pas attendu la création de ces officines du doute pour se construire des empires industriels sur la mort et la désolation des prolétaires des pays du Sud. Entre les années 1960 et les années 1990, les PDG des grosses boîtes de l’amiante Eternit-Suisse et Saint-Gobain rentrent aux palmarès des plus grandes fortunes mondiales grâce aux marchés «captifs» brésiliens, asiatiques et africains, avec l’appui des dictatures ou des régimes libéraux. Dans un contexte de lutte des travailleurs et militants contre l’amiante dans les pays du Nord (Amérique du Nord, Europe), les patrons ont donc adopté une stratégie de «délocalisation de la mort».

Après les années 70, le scandale de l’amiante s’implante en France

Henri Pézerat, chercheur à l’université de Jussieu, contribue à coordonner la lutte contre l’amiante à partir du scandale documenté sur la faculté avec entre autres le Collectif intersyndical des universités Jussieu contre l’amiante (1976). La lutte prend de l’ampleur : les collectifs ouvriers, s’emparant de l’information et du soutien d’Henri Pézerat, font que la lutte ouvrière se donne ses propres outils et justifications scientifiques.

Ce sera notamment le cas des ouvrières de l’usine Amisol à Clermont-Ferrand, en lutte (grève avec occupation) contre la fermeture de l’usine de matelas prononcée en 1974. À la suite de leur rencontre avec Pézerat, leur lutte évolue de la demande de réouverture de l’usine à celle du reclassement dans d’autres usines, du départ anticipé en retraite et des examens de santé gratuits et complets, et vers l’interdiction de l’Amiante (4).

En 1994, le mouvement social contre l’amiante prend la forme du CAPER (Collectif Amiante prévenir et réparer) à Clermont-Ferrand, à partir de la lutte des anciennes ouvrières d’Amisol, qui donnera ensuite naissance à l’ANDEVA. C’est une forme d’alliance entre «collectifs ouvriers et travailleurs scientifiques soucieux de ne pas garder pour eux leur connaissance des risques professionnels». La plainte déposée par les ouvrières en 1994 aboutira toutefois en 2013 à un non lieu pour le patron mis en cause.

Ce n’est pas le cas de la plainte contre Alstom qui a abouti à une condamnation par le tribunal correctionnel de Lille en 2006. Jugement rendu possible par la rupture de l’omerta par les syndicats, par un soutien de la population et par un cumul des expériences de lutte précédentes.

Un an plus tard en 1997 on signe l’interdiction de toute fabrication, importation ou commercialisation de l’amiante. La France rejoint ainsi les 7 autres pays européens (Allemagne, Italie, Danemark, Suède, Pays-Bas, Norvège et Suisse) à avoir banni ce matériau. La chambre sociale de la cour d’appel de Dijon condamne la société Eternit pour «faute inexcusable», à la suite d’une plainte d’un de ses employés.

En 2001 est créé FIVA, fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante. «Ce fonds a été considéré par les ancienne d’Amisol non pas comme une victoire du mouvement de lutte contre l’amiante mais plutôt comme une sorte de lot de consolation visant à faire taire les victimes, alors qu’elles attendent que justice soit faite.» Parallèlement, la Cour de cassation reconnaît la faute inexcusable de l’employeur pour les cas de maladie professionnelle. L’employeur a désormais, en matière de prévention et de maladie, une obligation de résultat dans le cas des risques qu’il fait courir à ses employés. En 2004, un arrêt du conseil d’État confirme la faute de l’État dans l’affaire de l’amiante.

À l’international

À la suite d’une lutte de 20 ans menée par les élus locaux, les syndicats et des associations, le président d’Eternit Italie a été condamné en 1993 à 3 ans de prison pour homicide involontaire en lien avec l’activité de l’usine de Turin. L’étude épidémiologique avait révélé que 622 ouvriers sur les 3440 anciens de l’usine étaient morts à cause de maladies liées à l’amiante…

En Italie toujours, en 2005, un jugement «unique en soi» d’un point de vue de la responsabilité des dirigeants a été prononcé. Après 9 années de procédure, 8 anciens patrons de l’entreprise Eternit ont été condamnés à de la prison pour homicide et négligence volontaire des mesures de sécurité sur le lieu de travail par le tribunal pénal de Syracuse. Dans les deux cas, c’est un mouvement social fort qui a permis ces condamnations. Mais le temps joue pour les patrons : parmi les plaignants, une centaine est décédée avant ou pendant la procédure… et même si en 2012 une nouvelle condamnation est prononcée contre ces mêmes dirigeants, la cour suprême italienne annule la procédure en 2014, pour prescription des faits…

C’est du constat de la différence de traitement judiciaire des victimes de l’amiante et du double-standard dans les normes liées à l’amiante dans différents (5) pays qu’un réseau international Ban Asbestos (en français : bannir l’amiante) a été créé en 1993. Il regroupe notamment Henri Pézerat (décédé en 2009), Annie Thébaud-Mony (sociologue de la santé) et Fernanda Giannasi (inspectrice du travail brésilienne) et a été particulièrement actif dans le combat contre le transfert en Inde du démantèlement du porte-avion Clémenceau dans les années 2000.

Notes

(3) Toutes les citations de la partie historique sont extraites du livre d’Annie Thébaud-Mony :Travailler peut nuire gravement à votre santé, La Découverte, 2007

(4) Cette rencontre est raconté par Pierre Pézerat, Fils d’Henri, dans son remarquable documentaire Les sentinelles (https://www.les-sentinelles.org/) consacré à des luttes ouvrières et paysanne contre l’amiante et les pesticides des années 70 à 2015, date de la première victoire judiciaire de Paul François (paysan intoxiqué par pesticide Lasso), contre Monsanto. Le film est disponible en DVD.

(5) L’amiante fait partie des substances sans seuil d’innocuité : il ne suffit pas de limiter l’exposition au produit par des normes, il est dangereux quelle que soit la dose et le temps d’exposition…

Articles initialement parus dans le mensuel Courant Alternatif, n°309 avril 2021