Article initialement publié dans la revue Les Temps Modernes 2015/3 n° 684-685
Par Jacques Verlhac
Par où commencer ?
Peut-être par la lecture, une passion dévorante qui m’est venue dès la prime jeunesse. Je suis né en 1953. J’habitais un immeuble de banlieue. J’étais timide à l’extrême. J’avais peu de distractions : une télé en noir et blanc, des jouets seulement à Noël, ce qui était déjà une chance à l’époque, des 45 et 33 tours, même pas de « Game Boy » (comme je l’ai affirmé bien plus tard à un ado effaré…). Heureusement donc, il y avait la lecture. A onze ans, j’ai été marqué par Les Misérables. Se sont mélangés dans ma tête Cosette, Gavroche, les barricades, les discours de mon oncle, ancien résistant et membre du PC, et ceux de ma famille de gauche (les gaullistes sociaux de cette époque passeraient aujourd’hui pour des illuminés d’extrême gauche auprès des dirigeants actuels du PS!).
Je ne veux pas oublier non plus le jour où tout jeune, depuis le balcon du quatrième étage, j’ai assisté à une charge policière contre des manifestants ouvriers, une charge violente à coups de bâton et de pèlerine, avant que ma mère ne me fasse précipitamment rentrer – une mère au foyer, comme on disait à l’époque, restée à la maison pour élever les enfants, mais qui avait débuté dans la vie, elle me le répétera jusqu’à sa mort avec fierté, comme couturière (mon père a travaillé jusqu’à la retraite dans une banque, où il s’est peu à peu élevé dans la hiérarchie).
Ni oublier ce jour où l’on m’a dit qu’il n’y avait pas école, parce que l’OAS avait menacé de faire sauter l’école. Si j’ai alors compris que l’important n’était pas de se réjouir d’une journée de congé, mais de détester l’extrême droite et les « Algérie française », c’est grâce à ma famille qui m’a enseigné une éthique et une spiritualité athée, laïque et tolérante.
Je pourrais aussi parler des moissons, lorsqu’étant en vacances, chez mon oncle en Corrèze, j’étais fièrement perché sur le tracteur d’un lointain cousin. La fête des moissons dans un village proche, les éclats de voix, les rires, les chansons, tout cela me changeait du cadre familial et de la réserve qui y était de rigueur…
Puis il y eut Mai 68. Plus d’un mois de grève au lycée. Là comme ailleurs les gens se sont mis à se parler, il y a eu de l’espoir, de la fraternité dans l’air. Moi, le complexé, l’angoissé, le nonchalant, le timide, ni intellectuel, ni manuel, avec mon air trop jeune, il a fallu, pour m’imposer parmi les grévistes, que je mûrisse rapidement afin d’être pris avec un minimum de sérieux. C’est dans ce printemps et dans l’immédiat après-68 que je me suis ouvert sur le monde et ses réalités, que je me suis fait des amitiés à vie. Confondant le « Comité rouge » avec un groupe anarchiste, j’y entrai et j’y suis resté. J’ai eu la chance et le privilège d’y rencontrer des amis militants humanistes, tolérants, curieux, transmettant des valeurs éthiques. C’est une chance énorme que j’ai eu dans ma vie de côtoyer des milieux sociaux hétérogènes, mais aussi des milieux militants divers : maos, anarchistes intelligents et ouverts, chrétiens de gauche (JEC, JOC, puis MRJC, ACO), jeunes gaullistes de gauche, camarades du Parti communiste non sectaires, musulmans syndicalistes de gauche, socialistes sincères comme syndicalistes divers (CGT, CFDT, FO, SUD, et même CGC). Cette ambiance « œcuménique » m’a permis de relativiser les divergences, de ne pas mélanger politique et amitié. Elle a eu des effets décisifs sur la façon dont je suis entré en usine.
J’ai quitté le « Comité rouge », j’ai intégré l’organisation « Révolution », un groupe qui, tout en conservant ce qui me paraissait le plus intéressant dans le trotskisme, le rejet du stalinisme, s’intéressait à la Chine et surtout avait une pratique plus ouverte et plus pragmatique. Le militantisme me prenait un temps que je ne consacrais guère aux études – ma seule motivation pour elles étant de faire plaisir à mes parents. Étourdi, doté d’une mémoire peu fiable et d’une intelligence moyenne, plus attiré par les copains que par le travail, je me retrouvai, en terminale, en échec scolaire total. Au moment même où je fus viré du lycée en fin d’année pour activité politique, ma famille, suite à une promotion de mon père, quittait la banlieue-est de Paris pour Limoges. Ce déplacement géographique fut pour moi un tournant de vie. Une fois arrivé là-bas, je décidai d’arrêter les études et de travailler. Mon souci était double : d’une part être en règle avec ma famille, d’autre part mettre en pratique mes idées.
Je trouvai d’abord un travail à Limoges comme aide-magasi- nier dans un garage. Avec l’argent ainsi gagné, je rentrai à Paris et contactai mes camarades afin de leur annoncer ma volonté de m’établir en usine. Au siège de l’organisation, on me demanda si j’avais bien réfléchi. On ne me cacha rien sur les implications de mon choix : ce serait dur, j’engageais mon avenir. Comme je persistais dans ma décision, on m’envoya dans les Yvelines afin que je me fasse embaucher à Renault Flins. J’étais sans diplôme, mis à part le BEPC. Indépendamment de mon choix politique, il me fallait trouver du travail. Je tenais à revoir la tête haute ma famille, avec un salaire et un emploi
A l’automne 1972, je fus embauché à La Cellophane à Mantes- la-Ville. Lorsque le premier salaire tomba, je n’avais plus un sou (j’avais été hébergé par des amis de l’organisation). Je trouvai alors une chambre au foyer de La Cellophane, une expérience instructive et surtout financièrement peu onéreuse (même si j’entendais le moindre bruit des toilettes collectives à côté). J’allais me lancer par la suite dans une période d’économie drastique afin de mettre de l’argent de côté et prouver à ma famille, au Noël suivant, que tout allait bien. La suite prouva que j’avais bien fait.
Mon embauche à Renault Flins date du 19 février 1973. Je ne m’imaginais pas que je ferais un mois de grève peu de temps après, en avril. Pas davantage que j’y resterais pendant tout le temps de la vie dite active.
C’est une autre histoire qui commence : celle de quarante ans de travail dans cette usine.
*
Je ne suis pas écrivain, et c’est compliqué d’écrire un récit linéaire sur ces quarante ans à l’usine. Que puis-je mettre en relief ? Il faudrait au moins un livre pour ordonner les vagues aléatoires de la mémoire. Surtout que la mémoire est sélective. J’ai tendance à me rappeler les bons souvenirs, les copains, les amitiés et à oublier les mauvais souvenirs, notamment les dernières années (à cinquante ans, je travaillais pratiquement comme à vingt). La chaîne, d’autres en ont parlé bien mieux que je ne saurais le faire, ainsi Robert Linhart dans L’Établi. Mais je peux confirmer combien ça use sur la durée. A l’âge de quarante-cinq ans, bien des travailleurs de chaîne en équipes alternées sont lessivés. A l’époque, à la chaîne ou sur les postes à cadence variable, le travail était complètement répétitif, le geste devenait automatique, ce qui permettait à l’esprit de s’échapper, en particulier pour les rêveurs dans mon genre. Au cours d’une longue journée de travail où chaque minute semble durer une heure, cette capacité de rêver est précieuse. Aujourd’hui, la multiplication des modèles et des options, l’économie de place font qu’il faut suivre en plus les indicateurs lumineux qui nous indiquent les pièces à choisir pour notre travail. Comme pour les caissières, les travailleurs des centres d’appel, les travailleurs du tri, qui sont les nouveaux OS du tertiaire, il n’est plus question de se parler ou de rêver. Quant à remonter la chaîne en se donnant à fond pour prendre de l’avance et profiter de précieuses minutes ou secondes de repos, il ne faut pas y songer (la dernière fois que j’en ai parlé avec des camarades de la gauche « bien-pensante », on m’a déclaré d’un ton offusqué et péremptoire que je n’étais pas payé pour rêver).
J’ai connu l’usine de Flins avec 23 000 travailleurs en 2/8, alternativement une équipe du matin, une du soir. Aujourd’hui, elle en compte moins de 3 000. Renault, c’était trente nationalités, des ingénieurs, des médecins, des pompiers, des techniciens, des personnels de restauration, des balayeurs, des contrôleurs, des électriciens, des mécanos, des retoucheurs, des plombiers, des professionnels variés et des ouvriers spécialisés ou OS, qui travaillaient en production. Maintenant chaque entreprise leur donne un nom différent (chez Renault c’est AP, agent de production. Patrons et libéraux de gauche ou de droite veulent effacer jusqu’à la mémoire de ces deux lettres, « OS », qui unissaient les luttes de l’automobile dans les années 70).
J’ai été embauché en mécanique avec, à l’époque, ses trois chaînes de plusieurs centaines de mètres de long. C’était immense. Le long couloir des vestiaires à lui seul faisait près d’un kilomètre de long. Le premier jour je me suis perdu, et le soir j’ai été incapable de décrire à mes amis l’endroit où je travaillais.
Je me souviens particulièrement que, nouvel embauché, j’ai recherché des anciens qui avaient fait les grèves de 36 (la retraite était à cette époque à soixante-cinq ans). Le premier que je remerciais pour avoir fait grève pour les 40 heures et les congés payés me déclara :
« On n’a pas fait grève pour les congés payés ! Que le patron nous paye à rien foutre, on n’aurait pas osé l’imaginer. Si on a eu les congés payés, c’est grâce à certains qui ont osé rêver l’impossible. »
Cela, je l’ai entendu plusieurs fois et des amis m’ont raconté avoir entendu les mêmes confidences. Autre discours qui m’a marqué, celui d’anciens résistants ou sympathisants de la Résistance: « En 41, il n’y avait plus aucun espoir, tout paraissait foutu et pourtant… ». Lorsqu’aujourd’hui un jeune de vingt-vingt- cinq ans, que j’essaie de convaincre d’avoir un travail déclaré plutôt que de bosser au noir, me dit « la retraite c’est foutu, il n’y en aura plus », je joue à mon tour le rôle de l’ancien. Outre que, quand on est déclaré, on a droit au chômage, je rappelle l’expérience des anciens : selon eux, l’avenir à long terme pouvait être pire ou meilleur, ça dépendait de nous (aucun de ces jeunes ne m’a traité jusqu’ici de vieux con !). Il y a un autre de ces anciens pour lequel j’éprouve de la gratitude. J’avais quelques mois d’embauche et nous devions voter à propos d’une cotisation complémentaire pour la retraite. Pensant que cela ferait baisser mon pouvoir d’achat et que de toute façon je serais mort à l’âge de la retraite, je vais voir tous les jeunes pour leur dire de voter contre. Un vieux délégué CGT (il devait avoir quarante-cinq ans) vient discuter avec moi pendant la pause. Il m’explique bien, ses arguments vont porter. Je retourne voir tous les jeunes et leur expose ce que le délégué m’avait dit. Chose que je ne regrette certainement pas aujourd’hui, étant à mon tour à la retraite.
En fait, il faut dire que je n’ai passé qu’un an sur chaîne mécanique, comme contrôleur sur chaîne. En avril 73 donc, n’ayant pourtant que deux mois d’usine, j’avais rejoint le défilé des grévistes. Après la grève d’avril, en fin d’année, j’ai participé activement à une grève de contrôleurs. Aussitôt, la direction m’a reproché de n’avoir pas décelé des défauts de fabrication. Le sens de l’observation n’était pas mon point fort, mais on a été trois à se faire sanctionner dans la foulée, bien sûr trois des plus actifs dans la grève. A l’un d’entre nous, le délégué CGT, on reprochait l’absence non détectée de l’écrou sur l’amortisseur. Or il y avait bien la marque qu’aurait faite un écrou serré sur l’amortisseur, mais la voiture accusatrice avait mystérieusement disparu…
Bref, j’ai été muté à l’atelier disciplinaire de tôlerie. Là, on m’a mis à la fabrication, à la soudure par point. Avec une pince pourvue de deux bras, on appuyait sur un bouton et le courant électrique passant à travers l’anode et la cathode faisait fondre le métal. Dans cet atelier, ce n’était pas vraiment la chaîne, à part les carrousels, des espèces de manèges dont on pouvait juste régler la vitesse. Il y avait les transferts où, une fois que tous les opérateurs avaient validé la fin de leur travail, chaque ensemble de pièces assemblées avançait d’un coup au poste suivant. A l’opposé du travail à la chaîne, les travailleurs imposaient leur rythme, d’où la présence d’un régleur derrière chaque groupe pour pousser la production. Et dans certains postes plus ou moins individuels, il y avait une cadence à tenir dans la journée. Outre la maîtrise, les professionnels dépanneurs et autres, les contrôleurs, il y avait des postes pour les plus anciens – ou les planqués comme limeurs, balayeurs, etc. (la retraite étant à soixante-cinq ans, même si la moyenne d’âge de l’usine était très jeune, il fallait occuper les anciens qui étaient usés ou inaptes. Certains m’ont avoué travailler moins d’une heure par jour…)
La discipline était féroce : on devait se présenter sur le poste habillé en sécurité cinq minutes avant l’heure. Pour trente secondes ou une minute de retard, on nous enlevait un quart d’heure sur la paie. On devait rester à son poste jusqu’à la dernière minute, ainsi que pendant les pannes. Il n’était pas recommandé de parler. C’était le pouvoir absolu des petits chefs, certains très humains, d’autres pas mauvais dans le fond mais terrorisés à l’idée de perdre leur place et faisant preuve d’un zèle imbécile, d’autres, enfin, petits nazillons heureusement très minoritaires. J’oubliais : l’expression syndicale était dans les faits pratiquement interdite. Un délégué qui voulait parler à un travailleur « l’empêchait de travailler » et, du fait qu’il bloquait la production, il pouvait être passible de sanction. Naturellement, interdiction de distribuer un tract ou de prendre la parole dans l’atelier !
Il fallait changer ça, concrètement, pas de façon impulsive, mais avec pragmatisme et humanisme. Seul, c’était mission impossible. Mais je n’étais pas seul ! Dans l’après-68, on était deux cents dans ce secteur des blocs avant de la tôlerie, parmi lesquels, outre les Français, des jeunes Marocains, Sénégalais, Yougoslaves, Portugais, fermement décidés à ne pas nous laisser faire. Quand les cerveaux se mettent à réfléchir ensemble, ça peut faire bouger les choses. Un de mes camarades de l’époque disait qu’il fallait « se battre avec la tête, le cœur et les tripes ». J’ai repris cette phrase pendant quarante ans.
Peut-être que cela a commencé par des cris de poule, de coq, ou de cochon, au passage d’un chef particulièrement détesté. Ça créait une ambiance. Puis le noyau actif a fait passer le message de ne reprendre le travail qu’au bout du quart d’heure qu’on nous retirait pour tout retard, ce qui causait une certaine pagaille. La direction a atténué les sanctions pour retard, d’autant que nous commencions à nous documenter sur nos droits légaux. Par ailleurs, on ne nous changeait nos gants qu’à l’extrême limite. Or les gants de cuir trempés de sueur se coupent plus facilement, ce qui risque d’occasionner des blessures. Nous avons informé tout le monde qu’on avait le droit de se laver les mains après une coupure, et même aussi le droit exorbitant d’aller à l’infirmerie. Bien sûr, des blessures légèrement anticipées et contrôlées ont augmenté le nombre des visites à l’infirmerie… La direction a donc assoupli sa politique de distribution de gants. Je ne me souviens plus si c’est moi, ou un autre, qui a donné l’idée aux délégués de clouer les tracts en vrac sur le panneau d’affichage légal. En tout cas, pendant que la direction surveillait le délégué, nous en prenions chacun un petit paquet que nous diffusions secrètement, les mouchards étant peu nombreux et repérés dans le secteur. Le travail se faisait de plus en plus dans la bonne humeur et la nonchalance. Quant à la qualité, ce n’était pas pire qu’avant. On ne peut produire de la qualité dans une atmosphère despotique qui ne met l’accent que sur la quantité. Les travailleurs sous dictature stalinienne en savent quelque chose. Un débat eut lieu d’ailleurs entre nous à ce propos. Je défendis l’idée avec d’autres que la qualité, c’était un peu notre fierté, mais surtout qu’on ne voulait pas avoir d’accident ou de mort sur la conscience. La réflexion sur la perte de clientèle en cas de production défectueuse est venue un peu plus tard. Notre point de vue fut plus ou moins adopté.
Autre débat : Que voulions-nous? Nous nous battions pour ce que j’appellerai plus tard la conquête révolutionnaire des droits démocratiques, ce qu’avec mes camarades nous appelions le respect mutuel, le dialogue. Nos discussions, comme nos actions, étaient le plus souvent informelles. Nous étions jeunes, inexpérimentés, à part les quatre ou cinq « fous furieux » grillés dont je faisais partie. Un exemple d’action : un de mes camarades va aux toilettes. Deux minutes après, c’est la panne. Le copain revient. Les dépanneurs arrivent, puis le contremaître. Après une assez longue enquête, ils découvrent que l’arrêt vient du bouton d’urgence situé derrière le régleur, et celui-ci en prend pour son grade. En fait notre camarade avait fait semblant d’aller pisser, puis il s’était glissé sous le transfert en marche qu’il avait escaladé pour appuyer sur le bouton d’arrêt d’urgence, juste derrière le régleur qui lui tournait le dos. Il fut félicité pour son exploit, mais on lui fit promettre de ne plus recommencer ce genre de connerie !
Débrayages, pétitions, actions extra-légales se multiplièrent. Il y eut des avancées et des reculs, mais ça allait dans le bon sens. Par exemple, la vitesse des carrousels fut légèrement augmentée, pour que la cadence soit finie trente minutes avant, ce qui nous libérait plus tôt. La direction avait sa production en quantité et peu à peu en qualité. En contrepartie nous gagnions en temps social libre et la surveillance policière disparut complètement. Ce n’était qu’un compromis (il restait vrai que la direction risquait d’augmenter la cadence dans un autre contexte, où le rapport de force serait en passe de changer) et ce n’était pas forcément l’idéal pour la santé physique, notamment celle des plus âgés. Mais en ce qui concernait la santé psychique et l’ambiance, c’était autre chose. Et puis le mouvement était lancé !
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En 1976, il y avait presque une grève par semaine en tôlerie. On savait qu’on ne tiendrait pas à ce rythme pendant dix ans. Il faut pouvoir tenir sur la durée. Mais gérer la durée ne veut pas dire renoncer, au contraire (bien sûr, quand les luttes et le rapport de force ont reflué, les conquêtes ont fait de même). Les vingt-cinq licenciements d’avril 73 m’avaient convaincu que c’est avant tout le nombre qui fait la légitimité et le rapport de force, même si plus la boîte est grande, plus on risque d’être minoritaire dans l’action, une partie espérant recueillir les fruits de la lutte sans les risques. Ce fut justement le cas à la fin de la grève de 82, où les grévistes, épuisés par trois semaines de lutte, ont empêché des non-grévistes de voter pour la continuation de la grève qu’ils ne faisaient pas eux mêmes.
J’en viens donc aux grèves de 82 et 83, à la suite desquelles seront mis en pratique l’enrichissement des tâches, la polyvalence, l’indication de cadence par heure et par jour sur chaque poste, et la réelle prise en compte du dossier médical. En 1982, j’ai participé à la création du comité de grève. Dans ma tête, le comité de grève, c’était l’organisation des travailleurs qui élisait les membres du comité dans chaque atelier. Il a fallu que les négociations démarrent pour le mettre en place, à l’occasion de l’élection de représentants non délégués des grévistes. On a réussi à organiser un vote dans mon département et mon équipe, lors duquel j’ai été élu. Ailleurs, cela a été plutôt proclamé, mais, avec les copains de la délégation, la mayonnaise a pris, on a fait des tracts, des prises de parole et organisé le vote de la reprise.
Je n’ai pas parlé de mes mandats syndicaux, sans doute parce que j’ai été militant syndical sans mandat la majorité du temps. J’ai été délégué CGT quelques années, puis poussé dehors par la frange stalinienne la plus dure. Le permanent, qui voulait construire le syndicat, était un peu embêté, mais quand j’ai été délégué, je n’ai jamais été censuré. Le permanent se contentait de me dire : « Je ne suis pas d’accord, mais c’est ton choix. » La frange dure a disparu dans la nature quelques années après et, pour les autres, un sentiment de confiance ou du moins de respect mutuel s’est instauré. J’ai beaucoup appris, me suis construit là comme ailleurs, et certaines amitiés sont restées. Après la grève de 82 et quelques années sans mandat, la CFDT m’a pressé d’en prendre un. Je n’étais pas très chaud, puis je l’ai fait.
Sur la grève de 83, passons. Pendant quelques années mes activités vont se concentrer sur le contrôle de la charge de travail, les nouvelles organisations du travail. En quelques mots : il s’agissait que les opérateurs fassent également le contrôle et le dépannage, mais sans augmentation de la charge globale de travail, contrairement à ce que la direction a réussi à imposer maintenant. C’est-à-dire que si on faisait un quart d’heure de contrôle et vingt minutes de dépannage, on retirait trente-cinq minutes de la cadence. Il s’agissait d’un réel enrichissement du travail. De plus se négociaient les progressions de coefficient liées à l’enrichissement. Je rendais publiques toutes les discussions, y compris les discussions de couloir. Nous avions la chance d’avoir affaire à une nouvelle hiérarchie brillante et éclairée. Mais naturellement, il a fallu, pour faire avancer les choses, pétitions, délégations très massives et prolongées, et même occupation d’un bureau. La qualité a progressé, la production se faisait, mais l’expérience est demeurée isolée. Ce qui dominait chez les militants d’autres secteurs, c’était l’incompréhension, voire l’hostilité. Il faut dire que le système des chaînes ne facilitait pas la chose. Il aurait fallu une combinaison accrue avec des postes hors chaîne et plus de dérivations de chaîne. Quelques années plus tard, la maîtrise favorable au dialogue allait être poussée dehors ou mise au pas, le système des modules abandonné. « Trop favorable aux ouvriers », dixit un responsable.
Je me rappelle avoir participé à la grève des immigrés pour le droit aux congés sans solde avec une poignée de jeunes camarades français. En 1995, si j’ai participé au déclenchement de la grève, je n’ai pas participé aux négociations. Je commençais à me poser le problème de la succession et j’ai préféré que ce soit un jeune qui y aille. Cela n’a pas été bien perçu, mais si on veut renouveler — et de toute façon il faudra le faire —, on ne peut pas envoyer que des gens d’expérience aux négociations. Autrement, il y a toutes ces grèves qui se perdent dans les trous de ma mémoire…, des actions sur l’évolution de carrière collective, l’amélioration des postes, le chauffage, les carreaux cassés… Par exemple cette grève dans les années 2000 contre les réponses racistes d’un chef à un camarade africain. Un copain de production, gréviste, électeur Front national, qui me répond: « Mais tu comprends rien, je fais pas grève pour les immigrés, je fais grève pour mon copain de boulot, avec mes copains de boulot !»
Les vents contraires tournaient. A la fin des années 90, il n’y avait pas eu d’embauche depuis des années et l’usine, vieillissante, risquait de mourir. Nous partagions le même constat avec Daniel Richter, responsable CFDT, un cadre brillant, qui a aussi participé à l’enrichissement de ma pensée. La direction proposait une équipe de nuit qui rendrait l’usine plus rentable et permettrait les embauches. Comme l’axe de la CFDT était les trente-cinq heures, j’ai pensé (mais je n’étais pas le seul) que c’était le moment ou jamais de mettre en pratique nos idées et de négocier une réelle réduction du temps de travail, en finissant plus tôt le soir sans travailler plus tôt le matin – cela pour éviter la division entre travailleurs et, avouons-le, la division syndicale. La direction allait mettre une pression terrible, imposant des délais ultra-courts. Nous comprenions bien, en tôlerie, que la direction pouvait mettre localement une équipe de nuit sans toucher aux horaires des 2×8. La pétition proposée à mes camarades de la CFDT fut acceptée en réunion, mais censurée dans mon dos par certains de manière à lui ôter tout sens. La tôlerie fut le seul département où il y eut tracts et délégations massives pour peser sur les négociations, mais, face à la détermination de la direction, nous pesions bien peu. Intentionnellement ou non, la direction, jouant d’une prime, avançant l’heure de prise de poste le matin et supprimant la cantine le soir, réussit son opération de division des travailleurs et des syndicats. Hanté par la possible mort de l’usine, Daniel Richter, un homme intègre, signa l’accord. Assommé, je laissai tomber mon mandat syndical. A noter que l’équipe de nuit, alors que soi-disant il y avait urgence, allait attendre quelques années pour se mettre en route.
Le ver était dans le fruit. De graves divergences allaient apparaître au sein de la CFDT, au moment même où, n’ayant plus de mandat, je constatais un affaiblissement aussi bien dans la CGT que dans la CFDT, ainsi que l’absence de relève. Je pris parti pour la minorité, mais sans mandat et conscient de ne pas saisir toutes les subtilités du débat. Je pondis deux textes, un sur la destruction des collectifs ouvriers par la direction, l’autre sur une politique essayant de marier transport social et écologie, dont seul le premier parut. J’espérais ainsi relancer le débat syndical parmi les travailleurs de l’usine et, peut-être, détecter une relève possible. A part quelques exceptions notoires, le thermomètre indiqua le zéro absolu. Pire, ce texte fut compris par la majorité comme un texte de fraction alors que je n’étais plus délégué, ne le voulais plus (et devais ne plus l’être jusqu’à ma retraite). Les débats dégénérèrent vite, la CFDT éclata et passa derrière FO. A cette époque, malentendus et incompréhension furent à la hauteur de l’estime mutuelle que nous nous portions, Daniel Richter et moi. Depuis, j’ai su prendre du recul, et de l’eau a passé sous les ponts. Comme après chaque fâcherie entre syndicalistes de luttes, on s’est retrouvés dans des grèves, dans des réunions, sur les marchés, dans des pots, des manifs, on a souri, on a fraternisé. Comme disait un camarade : « Y’a des moments sans et des moments avec. »
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La lutte : à travers elle on apprend – ce qu’est la solidarité, le rapport de force, l’ouverture aux autres et au monde, mais ce n’est qu’un moyen. Le but, c’est gagner sur nos revendications, améliorer notre existence. Lutter contre l’exploitation des ouvriers, le sexisme, le racisme, le colonialisme, c’est une chose juste si on aspire à un monde meilleur. Bien sûr, il y a des gens intègres et des franches crapules chez les ouvriers comme chez les patrons, chez les hommes comme chez les femmes, de même chez les Français, les Sénégalais, les Marocains, les Chinois, les athées, les musulmans et les chrétiens! Si mes camarades ouvriers ne méritaient pas cet excédent d’honneur que leur ont accordé certains soixante-huitards dans les années 70, ils méritent encore moins cet excédent d’indignité quarante ans plus tard — par les mêmes !
Quant à nos rêves, où sont-ils ? Et notre fierté ? Celle du paysan qui nous nourrit, celle du médecin ou de l’infirmière qui nous soigne, celle du pompier qui sauve une vie, celle de l’enseignant qui transmet la culture et le savoir ? Et la fierté des ouvriers ? Elle est en train d’être détruite par les tenants du pouvoir. La fierté est maintenant chez leurs experts, dans les conseils d’administration, avec le fric, l’élégance et le « bon goût ». Mais eux, tous seuls, ils ne sont rien. A nous, la tête dans les étoiles, mais les pieds bien sur terre, de leur rappeler que les mots coopération, fraternité, égalité ont encore un sens. Les ouvriers au niveau mondial et les salariés en général n’ont jamais été aussi nombreux. Des luttes victorieuses des ouvriers de Chine à celles aussi victorieuses des paysans d’Amérique latine, l’avenir est encore ouvert.
Jacques VERLHAC