Article paru dans le journal Mordicus n°5, juillet 1991.

LE 8 JUIN [en réalité le 9 juin dans la nuit], des jeunes au volant d’une voiture volée, poursuivis par les flics, ont« parechoqué » une autre voiture de flics qui leur barrait la route. Une fliquesse en est morte. Deux heures plus tard, sur les lieux de l’accident, l’un de ses collègues intégrait, d’une balle dans la nuque, Youssef Khaïf, qui passait par là dans une voiture d’emprunt. Selon les témoignages cités dans Libération du 13 juin, Youssef et ses amis sortaient d’un concert de soutien aux emprisonnés et voulaient taire une virée dans un parc de loisirs voisin.
La racaille gouvernementale et municipale, les charognards médiatiques, les porcs pleins de haine, tous les roquets de l’ordre ont déferlé en meute pour absoudre l’assassin, noyant sa victime sous un flot de calomnies. Ils ont commencé par transformer ce qui était un accident de travail suivi d’une bavure policière en une affaire de « rodéo ». Ensuite, ils ont prétendu, Picard en tête (maire PS de Mantes et membre du cabinet du sinistre de la Ville), que Youssef et ses amis étaient étrangers au « malaise des banlieues» et appartenaient au « grand banditisme », puis au mouvement islamique, et
comme cela ne suffisait pas, ils finirent par dire qu’ils étaient influencés par une « mouvance gauchiste libertaire » prétendument animée par Mordicus.
Le point de départ de cette ultime calomnie est un tract collé à quelques exemplaires par des mordicants au Val-Fourré le 1er juin (et non la veille de la bavure comme l’a prétendu la presse). Il s’agissait d’un rap en alexandrins, chantant, sous le titre « C’est ton festin », les pratiques banalisées depuis longtemps par les rebelles des banlieues :
« C’est pas dans les écoles, dans les lycées-ghettos / Qu’on apprend qu’la bagnole c’est pour le rodéo / C’est pas dans les vitrines qu’on se paye un beau destin / Mais c’est en les pillant qu’on fait de vrais festins / C’est pas les journaleux qui vont nous la fermer / Quand ils viennent espionner, c’est la tête au carré / C’est pas Harlem Tapie et sa bande de maqu’reaux / Qui vont y arriver à nous mettre au boulot / Et c’est pas les barbus qui videront les prisons / Mais bien ceux qui s’attaquent aux flies et aux matons »,
et proclamant « Pas de flics dans le quartier / Pas de quartiers pour les flics ». Le but de la manœuvre journalistico-policière était double : dénaturer la révolte de Youssef et de ses amis en prétendant qu’elle était manipulée de l’extérieur, faire de Mordicus un bouc émissaire dans la crise des banlieues. Comme nous l’avons indiqué dans un bref communiqué à l’AFP, « Youssef n’avait pas plus de contact avec notre revue qu’il n’appartenait au grand banditisme ». Certains ont cru voir dans ce démenti une manière de faire marche arrière. Que les choses soient claires : Youssef et ses camarades ont peut-être eu l’occasion de lire ce tract, mais ils n’ont pas eu besoin de ça pour apprendre à voler une voiture ou à se révolter. Youssef ne connaissait aucun des collaborateurs de Mordicus, qu’il n’avait d’ailleurs peut-être jamais lu. Bien qu’il n’ait pas été notre ami, nous n’aurions pas regretté qu’il le fût.

Mordicus
BP 11, 75622 Paris cedex 13.
Le 22 juin 1991
Picard,
Menteur, mouchard, calomniateur : ces qualités constituent certes, avec celle de moralisateur, autant d’atouts pour faire une carrière rapide dans ton racket – encore faut-il éviter le ridicule car, s’il ne tue plus depuis bien des lustres, il arrive encore qu’il retarde une promotion.
« Je ne veux pas être un bouc émissaire », as-tu déclaré, sous les huées, aux obsèques de la policière accidentée à Mantes. D’autant qu’un bouc émissaire, tu en avais, pour l’AFP, déniché un : cette « mouvance » que tu baptises du nom de notre journal et qui n’existe que dans ta chétive imagination. Est-ce la police politique qui t’a soufflé le mensonge providentiel selon lequel cet ectoplasme aurait « exercé une réelle influence sur Youssef K » ? Ou bien as-tu trouvé, en un éclair néo-pasquaïen, cette colossale finesse tout seul, comme un grand* ?
De la terminologie policière au jargon psychiatrique, il n’y a qu’un pas, que tu franchis sans encombre pour cracher sur un mort dont le grand tort était de ne pas t’aimer, toi et tes semblables, et de le faire savoir.
« Destructuré », Youssef K ? Toi et tes petits copains, gestionnaires ou aménageurs, n’êtes pour rien, pour sûr, dans le fait que tant de fils d’esclaves « prennent les nerfs… » Jusqu’à exprimer en actes l’impérieuse nécessité de raser les dortoirs d’esclaves comme de « déchouquer » les porcs qui se goinfrent pendant que galèrent les pauvres – ces mêmes porcs que tu sers dans les étroites limites de tes modestes aptitudes, en échange d’une petite place au bord de l’auge.
« Paranoiaque », Youssef K ? Pas au point de penser, en tout cas, qu’il finirait – pour satisfaire une vengeance policière** – par se faire tirer comme un lapin. A ne considérer que le non-lieu rendu à son égard le 5 juin dans une affaire bricolée à l’aide de faux-témoignages (encore cette manie du mensonge !), on peut estimer qu’il avait quelques motifs de se sentir dans le collimateur de ta police locale dont même des CRS (!) ont cru devoir dénoncer, à l’occasion de leur dernière bavure en date, la crasse brutalité raciste.
La « démonisation » des esclaves révoltés est une pratique vieille comme l’Etat. Pour autant, il est bon que tu saches, sinistre bouffon, que Mordicus te rendra personnellement comptable de tes extravagantes allégations, si le ressentiment qu’elles ont cherché à exciter venait à lui porter tort.
Scoop pour scoop, savais-tu, Picard, que c’est parce qu’ils sentent que ton monde invivable n’en a plus pour longtemps que des enfants se permettent de l’attaquer à coups de cailloux ?
Mordicus,
tribune paranoïaque de tous les destructurés.
* A quelque corps de métier qu’appartiennent tes consultants, merci pour la pub: les pauvres les moins résignés savent de longue date lire entre les lignes des bobards politiciens et médiatiques, surtout lorsqu’ils sont aussi éculés.
** Et peut-être aussi pour obéir à de troubles desseins: rien de tel qu’un bon « choc médiatique» pour ramener le calme en jetant la confusion. (Paranoïa encore que tout cela – l’Etat français ne monte jamais, c’est bien connu, de coups tordus…)
MORDICUS AU POSTE (ter)
DEPUIS la parution de notre premier numéro, des fonctionnaires d’une police politique menacée d’inaction se sont trouvé quelque chose à faire en s’en prenant à Mordicus. On sait qu’en février 1991, la publication d’extraits d’un dossier diffusé par l’association « Os Cangaceiros » avait entraîné une série d’interpellations et de perquisitions. En un an, la pression ne s’est jamais vraiment relâchée. Des chaussettes à clous qui visitent notre marchand de papier et notre imprimeur pour les dissuader de travailler avec nous, aux amateurs de renseignements généraux qui tentent d’intimider jusqu’à de lointains sympathisants, les gardiens des libertés publiques n’ont pas chômé. Or, en juin 1991, des mordicants placardent à Mantes-la-Jolie un texte de rap décrivant les pratiques des révoltés des banlieues (voir Mordicus n°5). S’ouvre aussitôt une instruction pour: « incitation au meurtre, au vol et au pillage, et provocation suivie d’effet au crime de meurtre ». Rien de moins! Mais nous n’apprenons l’existence de cette information, et son intitulé délirant que cinq mois plus tard, lorsque la PJ de Versailles lance son filet.
Si l’ancienne et l’actuel responsables administratifs du journal y échappent par hasard, le président de l’association « Les Mordicants » est gardé à vue et son domicile perquisitionné. À l’occasion, les Versaillais se documentent sur le fonctionnement interne du journal en conservant pendant 24 heures dossiers comptables, comptes-rendus de réunions et papiers personnels. Aux dernières nouvelles, le président de l’association et le directeur de publication ont une « convocation d’inculpés » pour le 27 janvier, date à laquelle le juge Desmure leur annonce par avance qu’il les inculpera. A suivre…
Dernier texte paru dans Mordicus n°7, janvier 1992