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« Et tout a basculé, c’était maintenant “les jeunes sauvages des quartiers”. » Entretien avec Jean-Christophe (2/2)


Le premier entretien, qui traite de Mohamed Hocine, des Mureaux et de Solact, est disponible ici.

Les notes entre [] sont de Dans l’Ouest, pour clarifier certains points.

Est-ce que ça n’a pas dérange pas si on fait une petite chronologie histoire que je me repère ? Donc, du coup, arrivée dans la région, quand tu habites à Mantes, c’est en 87.

Ouais.

Là, tu bosses à la mission locale à Mantes.

Voilà, ça doit être 87-88. Fin de CDD. Donc, chômage. Je trouve du boulot aux Amis des jeunes aux Mureaux. Et donc, ça doit être 88. Je me fais virer, je me souviens en janvier 91, parce que ça devait être un ou deux jours avant la première frappe sur Bagdad. Je pars de la région en 92. Entre temps, je trouve du boulot à Argenteuil, j’y ai bossé 6 mois. Et après on quitte la région, parce que la région parisienne, je ne supportais plus.

Si tu étais dans la région en 91, tu as connu du coup les émeutes de 91 (mai-juin) et potentiellement aussi la grève de l’éducation (hiver 91-92) qu’il y a eu à cette période-là.

La grève de l’éducation beaucoup moins, mais les émeutes, oui.

À l’époque, j’étais à l’OCL [Organisation Communiste Libertaire], et on était dans une C.J [Commission Journal], je ne sais plus où, et donc c’était un week-end. On apprend par la radio ou les journaux qu’il y a des émeutes à Mantes. J’arrive à Mantes, j’essaie de comprendre un peu ce qui se passe.

Ce que j’en ai retenu, l’élément déclencheur, c’est qu’il y avait une fête dans un bâtiment du Val-Fourré (1). Des habitants, des jeunes du quartier, ont voulu participer à la fête, et ça s’est mal terminé, les keufs, etc. Ce qui fait, comme à chaque fois, quand ça se tend un peu, les CRS déboulent le lendemain ou le surlendemain, et là arrive un drame, pour appeler les choses par leur nom, un mec [Aïssa Ihich] qui se fait embarquer par les flics. Il rentrait chez lui, il n’était pas dans les histoires. Et manque de pot, ce mec-là est asthmatique. Sa famille va au commissariat apporter de la Ventoline, enfin, des médicaments nécessaires, et les flics les envoient chier. Et le mec décède en cellule [Aïssa Ihich décède le 27 mai, après une violente crise d’asthme, au commissariat d’après la famille, et à l’hôpital d’après la version « officielle »]. Moi, c’est ce que j’ai dit à l’époque, c’est comme s’ils avaient un mis un sac en plastique sur sa tête. Ça aurait été pareil. Donc là, embrasement dans le quartier, émotion à l’échelle nationale. Cresson qui était Première ministre à l’époque, se déplace, va voir la famille.

Quand tu te baladais dans le Val Fourré, c’était hyper tendu, en plus des affrontements. On se réunissait tout le temps, pour d’une part, savoir quoi faire, par rapport aux violences policières, et puis, quelles revendications on met en avant ? Je me souviens, une des revendications, qui était une de mes priorités à moi, c’était l’obtention d’un local, de plusieurs locaux. D’abord, pour que les gens puissent avoir des lieux de rencontres, de réunions, de constructions sociales, parce que c’est là où on peut se retrouver. Et puis, ça fait partie des outils qui, pour moi, sont fondamentaux pour construire le quotidien, mais aussi des perspectives.

Ça veut dire qu’il y avait des manifs, en plus des émeutes ?

Ça se mobilisait. Mais des manifs classiques, je ne sais pas. Alors, tu avais déjà, à l’époque, une grande césure, entre le Val-Fourré et le centre-ville. Il y avait très, très peu de militants gauchistes habitant au Val Fourré (2). Ils étaient quasiment inexistants. Il y avait surtout de la peur, notamment dans le centre ville. Moi, j’habitais à mi-chemin entre le Val-Fourré et le centre-ville, sur le boulevard du Maréchal Juin. Du côté social, militant, je côtoyais pas mal les militants du Mantois, avec lesquels je n’étais jamais d’accord, d’ailleurs. Par exemple, les SCALPeurs de Mantes (dont j’étais membre), et les gauchistes de Mantes, ils ne sont jamais allés dans des initiatives de Solact. Alors que j’en parlais, hein. Moi, je ne me suis jamais caché de ce que je faisais.

Comment tu expliques cette césure ?

C’est pas les mêmes mondes. Ce qui est problématique. Le SCALP, c’était comme tous les SCALP. C’était des gens des classes moyennes, qui avaient un discours anti-Le Pen, et qui, au moins, élaboraient politiquement.

Est-ce qu’il y avait un mot d’ordre, « vérité, justice » dans la lutte contre les violences policières, comme il peut y avoir aujourd’hui ?

Oui, oui.

Alors, 91. Je ne sais plus si c’était encore Résistance des banlieues. Soit Résistance des banlieues, soit le MIB, mais ils étaient vachement là. Pas seulement Solact. Je n’ai plus les dates précises en tête [Résistance des Banlieues a été créée en 1990 et le MIB en 1995]. Et le MIB a ensuite suivi l’affaire, même au niveau judiciaire, jusqu’au bout. Ils ont assuré une présence. Chapeau, quoi.

Et Solact, du coup, intervenait à la fois, aux Mureaux et à Mantes ?

Oh, je suppose, oui. Mais moi, j’étais déjà dégagé des Mureaux. Je ne sais plus si, à l’époque, j’étais au chômage ou si j’avais déjà trouvé du boulot à Argenteuil. Ça, je ne me souviens plus.

Et puis, il y avait ce mec…

Youssef Khaïf ?

Ouais, c’était Youssef qu’il s’appelait. Et lui, les flics l’avaient vraiment dans le pif. Mais vraiment. Moi, je le trouvais vachement intéressant. Il faisait peur à pas mal de gens, parce que c’était un discours très…

Radical ?

Alors, radical de fait, mais… Moi, ce qui me fascinait chez ce mec-là, c’est que tu sentais que c’était vraiment du vécu, quoi, c’est ce qu’il ressentait. C’était pas super politique, mais il s’en foutait, c’était pas son propos. Toujours est-il que c’était pas un tendre, hein. Il devait trafiquer. Alors, je parle pas forcément de la came, hein. Il avait chouré des trucs, enfin, j’en sais rien.

Il se démerdait pour gagner sa croûte, comme on peut, quoi.

Ce que je veux dire par là, c’est qu’il ne collait pas à l’image d’Épinal du bon immigré, pétrie d’un rapport néocolonial qu’ont beaucoup d’associations antiracistes, en France : le pauvre chéri, sage, qu’il faut prendre sous son aile, parce que les pauvres immigrés, ils sont trop cons pour penser par eux-mêmes. Lui, il n’était pas docile, on n’avait pas besoin de lui dire ce qu’il fallait qu’il pense et ce qu’il fallait qu’il fasse. Il avait trouvé tout seul.

Donc, c’était une ambiance hyper tendue. Et un jour [en juin 1991, voir la chronologie dans la note (1)], plusieurs voitures sont volées par des jeunes, qui rentrent après leur soirée, au Val-Fourré. La première voiture renverse une keuf et la tue. Donc là… Basculement total. Tant au niveau médiatique que politique. Cresson retire ses billes. Ça a été infernal. Et tout a basculé. C’était maintenant les jeunes sauvages des quartiers.

Peu de temps après, dans la même soirée, la voiture où se trouve Youssef et un de ses copain passe au même endroit. Youssef se fait tuer par les keufs. Par balle. La question qui a été posée, très vite, c’est : est-ce que ils ont tiré et puis pas de pot ? Ou est-ce qu’ils l’ont achevé ? Puisque la voiture qu’il avait, c’est la lunette arrière qui est tombée. Et il est mort d’une balle dans la tête [en réalité, dans la nuque]. Ça pose question. J’ai pas la réponse. Ça a été l’enfer. Ça a explosé de partout. Le MIB [Résistance des Banlieues], ils étaient hyper présents. Physiquement, politiquement. Et puis, par rapport à la reconnaissance des faits. La procédure a duré pendant des années. Et le flic a été acquitté.

C’est à ce moment-là où Mordicus (3) a sorti cette affiche, que j’ai trouvée complètement débile, où ils appelaient à brûler les commerces, et je ne sais plus quoi.

Mordicus, on est d’accord, c’est une revue un peu autonome, ultra-gauche, post-situ ?

Ils étaient venus ici, hein. On a eu des discussions. J’étais pas au courant quand ils ont sorti l’affiche. Ils sont venus, un soir, la coller partout dans Mantes. On m’en a attribué la responsabilité. Alors là, avec mes camarades gauchistes, écolos et tout le bazar, c’était extrêmement chaud, alors que pour moi c’était vraiment de la provoque à deux balles. Je ne suis pas contre l’émeute. Mais moi, je me lève pas le matin en me disant comment je vais faire chier les flics. Quand je milite, c’est qu’est-ce que je construis ? Quel rapport de force je construis ? Et dans quelle perspective ?

Avec une affiche comme ça, tu construis rien. Je supporte pas. Que, en soi, on appelle à brûler Carrefour, bon. Mais on appelle à brûler les commerçants d’un quartier, là, je ne suis plus d’accord. Ça n’ouvre aucune perspective. Comment réinventer de nouveaux rapports sociaux ? Qu’est-ce ça veut dire lutter contre la misère ?

Ce que je retiens, malgré tout, de ce moment-là, même si ça s’est essoufflé assez rapidement, c’est, quand un quartier se mobilise, pour quoi que ce soit, que ça soit les violences policières, que ça soit le transport, le logement… très très vite, les espaces de débats se construisent spontanément. À partir du moment où tu t’es situé pas en avant-garde, où t’as la science ou je sais pas quelle connerie. Comme on l’a vu avec les Gilets jaunes.


Un article de Jean-Christophe Berrier datant de 1991 et traitant de ladite « Crise des banlieues » est disponible à cette adresse : https://danslouest.noblogs.org/1991-crise-des-banlieues/


Notes

(1) D’après Momo, le 25 mai 1991 vers 22 heures, des jeunes ont été refoulés par les vigiles de la patinoire de Mantes-la-Jolie où avait lieu une soirée organisée par une association sportive proche de la police. Les jeunes s’en sont pris aux voitures des invités et aux véhicules de police. Les affrontements ont commencé avec l’arrivée des renforts. Une chronologie plus détaillée est disponible ici

(2) Plusieurs y avaient vécu. Lorsqu’ils ont pu en partir ils ont quitté le quartier dans les années 1980 comme beaucoup de personnes. La création de l’APL [Aide personnalisée au logement] a contribué à cette évolution. Auparavant, les aides étaient destinées essentiellement vers la pierre (par exemple la construction de locaux sociaux) et les services. C’était donc la dimension collective qui était privilégiée. L’APL aide la personne à payer son loyer ou ses traites de crédit lorsqu’elle achète un logement. Cette individualisation a renforcé la ghettoïsation des quartiers populaires

(3) Sur Mordicus, voir les deux articles publiés ici et