Cela faisait depuis 1995 que les AG décisionnelles de travailleurs en lutte dans un mouvement social n’étaient plus apparues dans le Mantois (Mantes-la-Jolie et alentours). Le mouvement des Gilets Jaunes (GJ), dynamique localement, a clairement eu un effet sur les méthodes d’organisation. L’Assemblée de lutte du Mantois est née dans cette lignée.
L’Assemblée de lutte du Mantois a vu le jour un mois avant la date du 5 décembre, sous l’impulsion de travailleurs (principalement du rail et de l’éducation) s’étant déjà retrouvés ensemble pour lutter au sein du groupe GJ local (1). Dès le début, c’est la préparation de la grève reconductible à partir du 5 décembre qui a occupé les réunions. La ligne que l’assemblée s’est donnée – décider localement de la direction à donner au mouvement, compter sur nous-mêmes, sortir de l’agenda syndical classique et aller au delà de la retraite à points – montre la filiation avec les GJ. Une partie du groupe local a rejoint cette assemblée, y voyant un nouveau souffle à donner au mouvement. L’organisation à la base était une évidence après un an de lutte ayant déjà mobilisé une bonne partie des futurs membres de l’assemblée en tant que GJ. Dès le début, la composition de l’assemblée est très diversifiée : cheminots, travailleurs de l’éducation ayant lutté ensemble l’année passée contre les réformes Blanquer – enseignants, AESH, et plus tard pôle médico-social – Gilets Jaunes, hospitaliers, retraités, syndicalistes, militants de gauche…
Toutefois, tous les GJ locaux ne se sont pas retrouvés dans cet appel, en particulier les plus demandeurs d’action immédiate. Également, des collectifs locaux (Collectif de Défense des Jeunes du Mantois et plusieurs collectifs écologistes locaux) se sont associés à l’appel, mais n’ont fait guère plus qu’être signataires fantômes formels Un gros travail de tractage /collages a été fait en amont du 5, dans les gares, établissements scolaires, marchés, centres commerciaux, parfois en lien avec l’intersyndicale 78 (un peu fantôme), avec également des heures d’infos syndicales conjointes cheminots / éducation. Malgré les appels du pied répétés de l’assemblée à l’intersyndicale, les invitations sont globalement restées lettres mortes. A la veille du 5 décembre, même si l’incertitude domine, le fait d’avoir réussi à lancer un collectif de lutte qui a pour objectif de « giletjauniser » les futures luttes sociales est une satisfaction.
Du 5 au 17 décembre : la montée en puissance
Le 5 au matin, à l’AG, peu de monde (80 personnes), c’est un peu la douche froide. Des cheminots, des personnels de l’éducation, des GJ grévistes ou pas, quelques grévistes de boites du coin, mais pas le raz-de-marée espéré. On sent plusieurs choses : une bonne partie des gens n’est pas dans une logique de grève active et ne vient pas à l’AG ; beaucoup sont partis ou iront seulement à Paris ; et les syndicats locaux n’ont pour la plupart pas diffusé l’info. La manif sauvage qui suit rejoint le cortège déclaré de la FSU (surprise !). Malgré le manque de préparation et la sensation d’inconnu qui règne, la manif a quand même une bonne énergie et la FSU est débordée : contre son gré, les deux cortèges fusionnés iront au-delà du parcours déclaré (dans le centre ville interdit de fait aux GJ) . Au moins, le mot est passé et certains se sont reconnus dans l’appel de l’assemblée. La sensation de flottement à la fin de la manif fait cependant se poser des questions sur les suites.
A part à la SNCF, pendant les jours qui suivent le nombre de grévistes chute : dans le privé, pas de reconduction et dans l’éducation, des collègues isolés dans les bahuts. L’attitude des UL est variable : FO et les SUD-Solidaires sont membres actifs de l’AG (et amènent un nombre variable de personnes), pour la FSU et la CGT ça va de participation timide et méfiante, à rejet viscéral. Des AG interpro et éducation régulières se mettent tout de même en place et commencent à définir leurs propres agendas. Les AG éducation regroupent principalement des collègues mobilisés mais isolés dans leur reconduction et qui trouvent donc un espace d’organisation pour essayer de généraliser la grève, avec des effectifs encourageants. L’AG de lutte (rebaptisée AG interpro en fonction de la participation des syndicats) participe aux actions et manifs des UL et organise également les siennes, mais on sent que le « tous ensemble » se fera sans elles ceraines de ces UL. Le faible nombre de grévistes pousse à organiser des manifs le soir. Toutes les manifs, sauvages ou pas, le matin ou le soir, sont vraiment de bons moments de cohésions interprofessionnelles et avec les GJ, mais rassemblent peu de personnes, si on compare au nombre d’habitants de la région (max 300 pour 80 000 habitants). Les tractages s’orientent plutôt vers un renforcement de la grève là où elle existe (éducation) ou vers un appel aux manifs du soir que vers le privé. A noter que le syndicat CGT de Renault Flins (la grosse boite du coin avec 4300 salariés), opte pour les manifs parisiennes et est peu présent.
Les effectifs vont croissant jusqu’à la manif sauvage du lundi 16 (hors agenda des confédérations donc) et à la « journée d’action » intersyndicale du lendemain, très réussie localement, avec notamment une plus grande participation des signataires associatifs. Ce jour là, l’AG éducation ira retrouver celle des cheminots (au total au bas mot 130 travailleurs), et un rassemblement de soutien aux hospitaliers de Mantes en grève aura lieu dans la foulée, avant que tout le monde parte en manif (Évreux, Paris, Versailles).
Avant les congés, bilan provisoire
La suite de la semaine est plus mitigée. Dans l’éducation, la grève ne repartira pas à la hausse, les cheminots reconduisent tous les jours mais commencent à fatiguer, et la préfecture se met à montrer les muscles après les quelques belles manifs hors des clous. Il y a toujours du monde aux AG, mais avec des tensions qui ressortent, en particulier entre GJ et syndicats (parfois avec des syndiqués) à propos des déclarations de manifs, et cela risque de dégoûter certains nouveaux venus dans la lutte. A cela s’ajoute la dispersion fréquente des effectifs : pour les manifs et les actions, cheminots et GJ vont majoritairement à Paris, d’autres participants vont à Evreux, et il reste assez peu de monde à Mantes. Les grévistes étant peu nombreux hors de ces journées d’action, les actions de blocage sont difficiles à lancer, et certains GJ se lassent du manque d’actions plus sportives. Plusieurs temps hors journée d’action ont quand même eu lieu, comme des manifs, péages gratuits et une action de mise de pression sur le ministre du logement lors de sa « déambulation » au Val Fourré.
Nous tirons globalement un bilan provisoire très positif de la situation locale : malgré les bâtons dans les roues réguliers que nous mettent certaines UL, l’AG de lutte est le principal espace local de lutte contre la réforme des retraites. Une bonne dynamique interprofessionnelle (principalement rail-éducation-hôpital) avec des objectifs communs a permis de créer et de souder un collectif de lutte auto-organisé sur des bases claires, ouvert à la coordination avec les autres AG – comme celle des Mureaux, avec qui des actions communes sont régulières – ainsi qu’aux cercles militants locaux préexistants. Face aux UL, l’assemblée défend clairement son autonomie. Après des mois de tâtonnement (1), une première vraie jonction entre GJ et luttes sur le lieu de travail a enfin pu se faire à travers l’AG. Cela permet d’envisager des perspectives intéressantes pour la poursuite des luttes sociales sur le Mantois.
La dernière AG en date (jeudi 19) et les actions de la fin de semaine témoignent d’une volonté de ne pas lâcher et de rester soudés pendant les congés scolaires. Par exemple, l’idée de coordination entre l’alimentation de la caisse de grève des cheminots et la solidarité face à la répression chez les GJ locaux commence à prendre. Le combat continue et des actions sont prévues pour le début de semaine. La tendance pro-assemblée de lutte au sein de l’intersyndicale ressuscitée a réussi à s’imposer, et il faut voir quelle tournure ce rapprochement prendra dans les actions, car le passif des relations n’est pas enthousiasmant. La poursuite et l’extension de la lutte sont vitales pour ne pas laisser les divisions et les basses manœuvres défaire ce qui a été construit.
Note
(1) Voir Courant Alternatif n°289 et 292
Article initialement paru dans le mensuel Courant Alternatif, n°296 janvier 2020