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« Le jour où vous comprendrez que les Arabes, ils n’ont pas besoin de Français pour savoir ce qu’ils ont à faire, je pense que vous ferez un grand pas vers l’antiracisme. » Entretien avec Jean-Christophe (1/2)

Le second entretien, qui traite de la lutte contre les violences policières à Mantes en 1991, est disponible ici.

Les notes entre [] sont de Dans l’Ouest, pour clarifier certains points.

Tu connais Mohamed Hocine ?

La première fois que j’ai rencontré Mohamed Hocine – Momo, puisqu’on l’appelait Momo – c’était aux Mureaux. Moi j’étais éduc de rue [pour un club de prévention, les Amis des jeunes] depuis pas très longtemps, dans le quartier des Musiciens des Mureaux, avec un autre éducateur, et je me baladais dans le quartier. Et là il y a un mec qui me tombe dessus, qui m’insulte de tous les noms, et me dit que j’étais un salaud, je sais pas quoi, parce que j’étais travailleur social, et que je laissais la merde continuer. Alors on discute un peu. Lui il sortait de taule, et je crois qu’il avait été incarcéré à Poissy [Momo a été incarcéré à Bois-d’Arcy, Poissy, Fleury-Mérogis et Fresnes]. Et en fait ce qu’il voulait, ou plutôt ce qu’il ne voulait pas, c’était que les gamins qui étaient là dans le quartier suivent le même itinéraire que lui. Je dis « OK, pas de problème, moi je suis d’accord avec toi. Ce que je te propose, c’est qu’on se revoit dans deux ou trois jours, tu viens avec des potes et on discute. » Bon, je vais au rendez-vous, sachant pas trop s’il y aurait des suites ou pas.

Et puis il est venu avec deux-trois potes, je sais plus, on a commencé à discuter, et que lui il voulait faire des trucs dans le quartier, patati, patata, il y a pas de soucis. Et, alors je pourrais pas te dire tous les détails, parce que ça remonte à la fin des années 80, donc ça remonte à loin. Donc, est née de cette rencontre, et des discussions qui ont suivi avec lui, et avec les mecs du quartier (il y avait assez peu de nanas, je crois qu’il y en avait quelques-unes, mais pas beaucoup), l’association Solact [statuts déposés le 22 juin 1989 d’après Momo]. Solact ça voulait dire solidarité active, puisque les gens en avaient marre des gus qui parlent toute la journée de solidarité, alors qu’il ne se passait rien.

Et du coup elle faisait quoi l’association ?

Ah, plein de trucs (1). Elle faisait en sorte qu’il y ait des choses qui viennent dans le quartier, en fait. Et que ça soit plus forcément les gens qui aillent au devant des administrations. Donc, je crois que l’ANPE [ancêtre de Pôle Emploi et de France Travail] venait faire des permanences, des choses comme ça. Bon, après tu avais tous les trucs liés à l’école, donc des soutiens scolaires organisés, etc. Moi, le truc qui m’a le plus frappé dans cette association, c’est de voir des femmes venir parler des violences qu’elles subissaient, notamment conjugales, ce qui n’était pas facile.

Mais pour te donner un exemple, enfin, pour te situer un peu l’atmosphère, un jour, il y a un mec, dans une bagnole, qui rentre à fond la caisse dans un quartier, peut-être Les Musiciens ou un autre, peu importe. Il manque d’écraser des gamins. Enfin, bon, un mec qui s’est mis à délirer. Et il y a eu un émoi. La question, c’est, qu’est-ce qu’on fait ? Il y a eu toute une discussion, et ça, c’était vachement intéressant, sur, OK, la mairie, elle nous laisse dans la merde, l’État nous laisse dans la merde, tout le monde nous laisse dans la merde, mais les poubelles balancées par la fenêtre, c’est pas l’État. Et donc, il y a eu toute une réflexion sur ce que ça veut dire vivre dans le quartier.

Moi, ce que j’avais fait, avant de rencontrer Mohamed Hocine, j’avais été à la mairie voir les stats. Ce qui m’intéressait de voir, c’était, en moyenne, combien de temps les gens restaient dans le quartier, Les Musiciens. Si mes souvenirs sont exacts, le plus gros contingent, c’était 15 ans. Il y en avait qui restaient 10 ans, d’autres 5 ans, d’autres 1 an, mais le plus gros contingent, c’était 15 ans. Et j’avais fait une réunion avec des habitants du quartier en leur disant « Bon, moi je comprends tout à fait que vous n’ayez qu’une envie, c’est de vous tirer de ce quartier-là, la preuve en est, c’est que j’y habite pas. Sauf que la majorité d’entre vous vont rester 15 ans là-dedans. Donc, il y a deux options. Soit vous dites pendant 15 ans « Je vais me casser ». Soit vous dites pendant 15 ans « Je vais me casser, mais entre-temps, je vais essayer de faire quelque chose. » » Donc, il y a une partie de la salle qui s’est barrée, et une autre partie qui est restée pour discuter de projets, etc.

Et j’en reviens à Solact, parce que, en tout cas de mon côté, c’était nourri de toutes ces réflexions-là. Moi, je me suis toujours situé par rapport à l’association comme « l’éduc ». L’intérêt que ça avait, c’était que le club de prévention pour lequel je bossais s’y mouillait complètement (2). Donc, et je ne sais pas si ça y a fait quelque chose ou pas – je ne saurais jamais, ce que tu verras dans la suite -, toujours est-il que la mairie s’est vachement impliquée là-dedans.

Parce que le club de prévention, il dépendait de la mairie ?

Non, c’était une assoc’, [loi de] 1901, subventionnée comme beaucoup de ce genre de boîtes par l’État. Mais, avant, la mairie des Mureaux était gérée par le PC, qui foutait une paix royale au club de prévention. Le PS reprend la ville et pas n’importe quel PS, un rocardien, très en lien avec Conflans-Saint-Honorine. Et eux, par contre, comme tous les socio-démocrates, il faut qu’ils contrôlent tout. C’est infernal. Vraiment infernal. C’est des gens, c’est époustouflant.

À l’époque, il y avait tout le débat sur la citoyenneté, patati, patata. Le maire, par exemple, pour donner un peu l’ambiance, il vient dans le local de Solact. Le local que les gens de l’association ont négocié avec la mairie. Je crois que c’était gratos. Donc, la mairie, qui se veut de gauche, elle veut des citoyens actifs, etc. Donc, le maire déboule, vient dans le local. Moi, j’ai assisté à l’entrevue entre le maire et les adhérents de l’assoc’. Et le maire leur dit « Faites, je finance ». Impeccable. Donc, ils font. Et l’autre, il finance.

Pour des raisons que je ne connais pas, un jour, il décide de ne plus financer. Donc, les gens ne sont pas contents. Surtout qu’ils ne savent pas pourquoi. Et donc, un soir, il y a la mairie des Mureaux qui m’appelle chez moi en me disant « il y a les gens de Solact, ils sont dans la mairie, ils veulent envahir le conseil municipal, etc. » Je leur réponds : « Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? »

Donc, ça a commencé à se tendre un peu entre l’assoc’ et la mairie. (Je saute vraiment les étapes, hein). Solact décide d’organiser une fête pour l’inauguration du local [prévue le 25 novembre 1989, d’après Momo]. X mois après la création de Solact.

Les adhérents de Solact voulaient une fête d’inauguration de l’association en invitant des tas de collectifs de la région parisienne, et ça leur demandait un boulot de dingue de préparation (3). Donc ils préparaient tout, la bouffe, l’organisation, tout ce que ça nécessite. Et un des membres de l’assoc’, qui était vachement actif dedans, était là et il dit en soirée [le mardi 21 novembre d’après Momo], « il faut que j’aille bouffer avec mes parents. Je vais bouffer, je reviens. » Et le mec [Kamel Tadrist, 18 ans, animateur à Solact et très impliqué dans l’inauguration, d’après Momo, confirmé par Le Monde, 25 novembre 1989] il va bouffer, il revient jamais. Le lendemain matin, on retrouve son corps pendu à l’entrée d’un stade [le terrain de sport Pierre-Brossolette, d’après Momo], qui était juste à côté des cités. Certains habitants des cités ont vu le corps pendu de leur fenêtre.

Donc, je ne te cause pas l’émoi dans le quartier. Moi, je ne sais plus qui m’appelle, je viens. C’est un boxon monstre, parce que les flics se pointent. Il y a mort d’un être humain. Momo commence à s’énerver, parce que les flics sabotent toute la scène de crime. Enfin, la scène de mort. En théorie, c’est un crime. Il n’avait pas des tendances suicidaires. En marchant dedans, en effaçant les traces, je ne sais pas quoi. Donc, il s’emporte, ils s’engueule avec les keufs. Je pense qu’il y avait de quoi. Et donc, il se retrouve en garde à vue (4). Donc, manif dans les Mureaux. Les Mureaux, c’est une ville, en quelque sorte, elle est divisée en deux. Tu as une grande route.

L’avenue Paul Raoult.

Oui, peut-être. Je ne sais plus comment elle s’appelle. Qui divise la ville en deux. D’un côté, les cités, et de l’autre côté, les quartiers un peu moins pauvres. Parce que ce n’est quand même pas la grande bourgeoisie qui habite aux Mureaux. Avec le centre commercial, qui est du côté petit-bourgeois.

À l’époque, les jeunes des quartiers, ils ne pouvaient quasiment pas rentrer dans le centre commercial. Ils se faisaient toujours jeter par les vigiles. Donc, il y avait une rancœur qui était très forte. Et donc, la manif, entre autres, elle va dans le centre commercial. Là, ça part en pugilat. Et il y a un vigile qui se prend un coup de couteau. Donc, tu imagines l’ambiance. Bon, ce n’était pas Momo, puisque lui, il était au commissariat. Il avait un alibi (5).

Pour ce qui me concerne, donc, ça faisait un moment que la mairie m’avait pris en grippe et exerçait une influence de plus en plus importante sur le club de prev. Comme pour tout. Pour toutes les assos, tous les trucs. Ça, pour moi, c’est une des caractéristiques du PS. Au-delà des rocardiens, chaque fois que tu les as dans une ville.

Ça a commencé sérieusement à devenir tendu avec la mairie. Il y a eu une réunion. J’ai été convoqué. Donc, t’avais des membres du conseil d’administration. J’étais allé avec un mec avec qui je bossais. Et ils commencent par me sortir tous leurs poncifs, etc. Et à un moment, j’en ai eu marre. En gros, ils m’accusaient que c’était moi qui poussais les jeunes contre les flics et contre la mairie. Je reprends exactement leur proposition. C’est à quoi je leur ai répondu, texto : « le jour où vous comprendrez que les Arabes, ils n’ont pas besoin de Français pour savoir ce qu’ils ont à faire et savoir ce qu’ils ont à penser, je pense que vous ferez un grand pas vers l’antiracisme. »

Ça n’a pas arrangé les affaires… Moi, j’ai été licencié. Je les ai emmenés aux Prud’hommes et j’ai gagné. Donc j’ai touché de la thune. À partir de ce moment-là, je dégage des Mureaux.

Bon, il y a eu quand même un procès à Versailles [verdict rendu le 20 décembre, d’après Momo]. Où Momo, c’était lui l’accusé, vu le bordel qu’il y avait eu aux Mureaux : le procès des altercations qu’il avait eues avec les keufs, avant cette manif qui a été dans le centre commercial, devant le commissariat, devant la mairie… Donc, ce qu’on a fait, c’est qu’on a organisé un car.

Pour aller des Mureaux à Versailles.

Ouais. On s’est démerdés pour le fric.

Quand tu dis on, c’est Solact ?

Ouais. Là, j’étais plus très appuyé par le club de prévention.

J’imagine.

Je me souviens, donc, j’étais dans le car, on était une cinquantaine. On avait rempli un car. Et on arrive à Versailles, on est pris en charge par des motards.

Quel honneur !

On n’en revenait pas, en fait. T’imagines. Les gens du quartier… C’était du délire. Et ils nous font rentrer par une petite porte. Pas par l’entrée officielle. Là, ça a failli tourner en pugilat. Mais vraiment en pugilat. Il y avait une armada de flics à l’entrée de cette petite porte. Et ils fouillaient les gens. Pas moi, j’étais blanc, mais… dès que tu avais une tête de Rebeu, ou de Noir, tu étais fouillé. C’était absolument odieux parce que c’était très humiliant, et entre autres, ils leur pelotaient les couilles. Donc, je m’empaille avec les keufs en leur disant « Vous voulez quoi ? Vous voulez la baston dans le tribunal ? Moi, si je te pelote les couilles, comment tu vas réagir ? » Donc, ils se sont calmés. Et je me souviens, l’avocat de Momo, c’était Ligier. Et il a dit : « Je n’ai jamais vu le palais de justice de Versailles dans un état pareil. » Parce que, c’était une forteresse. T’avais des échappés des quartiers qui venaient dans la ville bourgeoise.

Le procès se passe… J’ai pas de souvenirs qu’il y ait eu une peine de donnée [Mohamed Hocine a été condamné à 5 000 F d’amende en correctionnelle à Versailles pour « coups et blessures » et « outrage aux agents de la force publique », d’après lui]… Bon, et puis ça, c’était hyper mobilisé. Dans les quartiers des Mureaux. Surtout qu’il y a eu quand même, la mort d’un habitant. Et puis, symboliquement…

Oui, et puis avec une mise en scène.

Voilà, c’est ça. Pour intimider, quoi. Qui, pourquoi, et comment ? Et je crois pas que Momo et les autres aient su quelque chose. De ce qui s’était passé par rapport à ce mec-là [l’enquête conclura à un suicide, d’après Momo]. Donc, moi, je me fais virer de la boîte. Et puis, Solact suit son cours.

Momo

Pas que Solact, il y a eu d’autres organisations ensuite, non ?

Momo était emmerdé parce que l’État français voulait l’expulser. D’où la création du Collectif national contre la double peine. Et donc, en même temps, moi, ça, c’était des débats où je n’intervenais pas beaucoup parce que ce qui me paraissait important, c’était que les gens construisent leur histoire. Ils n’ont pas besoin d’un travailleur social ou je ne sais pas quoi. S’ils avaient besoin d’un soutien matériel, OK. Moi, je ne voulais pas intervenir. Je n’étais pas habitant du quartier. Je ne vois pas ce que j’aurais apporté, à part apporter ma science, ce qui n’a pas grand intérêt. Donc, ils mettent en place, – et ça, c’est un boulot, moi, je le regardais, je trouvais ça super – Résistance des Banlieues (6).

L’idée, c’était en gros, « on n’est pas seul en France dans cette situation, à vivre cette merde, etc. Donc, il faut aller voir ailleurs parce que tout seul, on n’y arrivera pas. » Et donc, ils ont été voir ailleurs un peu partout en France, et ils ont commencé à ce qu’on pourrait appeler, à faire un travail de coordination. Donc, je suppose qu’au niveau politique – enfin des autorités politiques, et même des keufs, ça je peux pas l’avérer, parce que je n’ai pas les éléments – ça a commencé à regarder un peu autrement.

Autant l’appellation Résistance des banlieues, ça me parlait beaucoup. Mais MIB, Mouvement de l’Immigration et des banlieues [1995]. Là, ça me parlait beaucoup moins.

Pourquoi ?

Parce que dans les banlieues, il n’y a pas que l’immigration. Et que Résistance des banlieues,

là, ça englobe tout le monde. Et puis, les évolutions politiques du MIB, il y a eu des choses que je partageais pas, tout l’aspect électoral. Moi, j’ai eu des discussions avec Nordine, de Nanterre et Farid, je crois qu’il s’appelait. Enfin, je sais plus. Sur ce débat-là. Eux, disant, « c’est hyper important qu’on soit reconnu en tant que tel, etc.. » Et je leur disais « vous oubliez l’expérience des femmes ».

Parce qu’eux, ils se posaient en volonté d’être représentés comme jeunes hommes de banlieue ?

Ah non, c’est pas ça que je veux dire. Il y avait des hommes et des femmes. C’était multi-genres. La question n’est pas là. Ce que je voulais leur signifier, c’est que l’expérience montre que la stratégie électorale est absolument inefficace quand tu veux faire reculer, par exemple, le sexisme ou le racisme ou des trucs comme ça. Tu prends l’expérience de l’antisexisme, enfin du sexisme plutôt. Les femmes, en France, ont le droit de vote depuis 1944, tu vois la situation actuellement, y a du souci à se faire. Tu prends la Grande-Bretagne, elles ont acquis le droit de vote je crois dans les années 20 après des luttes beaucoup plus fortes que chez nous. J’ai pas connaissance de la Grande-Bretagne d’un pays extrêmement égalitaire entre les hommes et les femmes.

Et tu leur opposais quoi comme stratégie à la stratégie électoraliste ?

Moi, c’était une stratégie beaucoup plus mouvementiste. L’idée Solact : prendre des problèmes sociaux. C’est-à-dire, je ne sais pas moi, ça peut être le transport, ça peut être le logement, et je le formulais pas comme ça… En fait, on est arrivé à des questions de classe.

Et dans Solact, il y avait d’autres avec toi qui portaient cette ligne-là ?

Ce n’était pas en termes de porter des lignes. Les gens étaient d’accord. Mais après, c’est de quelle énergie tu disposes pour pouvoir faire ? Parce que le boulot qu’ils faisaient, notamment RDB, puis ensuite le MIB, c’est énorme. Et je pense que c’était indispensable, parce que si c’est une assoc’ isolée toute seule dans son quartier, elle s’essouffle très vite. Au début, elle pèse, parce que c’est l’attrait de la nouveauté. Très vite, elle s’enkyste. Donc après, une assoc’ comme ça, ben, elle n’a pas 36 solutions. Soit elle s’institutionnalise dans une ville et t’as toutes les dérives qui sont quasiment inéluctables, soit elle disparaît.

Donc moi, je comprends tout à fait, si t’aimes mieux, le choix qu’ils ont fait, c’est de faire le travail dans le quartier, à l’échelle et à la mesure dont ils l’ont utilisé, avec leur vision. Mais aussi tout ce travail de coordination qui demandait une énergie…

Entre différents banlieues ?

Ouais. À l’échelle nationale. Pour moi, c’était indispensable.

Un débat, par exemple, qui était quasiment impossible à apporter, c’était la question des femmes. Dans le sens où, par exemple, je me souviens, il y a quelques années, il y avait eu, je sais plus dans quelle banlieue, une nana qui a été brûlée vive par un mec dans un local à poubelles. Ben ça, c’était extrêmement compliqué d’en parler. Sur le thème, il ne faut pas nous diviser, patati, patati.

C’est la même rhétorique que les Indigénistes ont aujourd’hui. Quand on demande aux femmes « indigènes » de ne pas dénoncer les viols de la part d’« indigènes ». C’est Houria Bouteldja qui tient ce discours.

Oui, je sais bien. Mais je ne ferais pas tout à fait la même comparaison. C’est-à-dire qu’à l’époque, la dimension identitaire à tout crin n’était pas encore là.

Non, effectivement.

Et pour moi, actuellement, c’est une catastrophe. Que ce soit pour des questions liées au racisme, que ce soit pour des questions liées au sexisme, ou autre.

Et donc pour toi, ton déménagement de la région ?

Bah moi, je suis parti des Mureaux parce que j’ai été viré. Alors je peux te raconter une anecdote. Et pourquoi je sais que les Mureaux, à l’époque, que la mairie, c’était des rocardiens.

Il faut que je retrouve du boulot. Je vis pas uniquement d’amour et d’eau fraîche. Et je trouve du boulot dans un club de prev’ à Conflans-Saint-Honorine. Rocardie. Je vais bosser. Quand tu commences à bosser, t’as une période d’essai d’un mois, où l’une des deux parties, c’est-à-dire l’employeur ou le salarié, peut la rompre sans donner de motif et à n’importe quel moment. Au bout de quinze jours, je suis convoqué par le président de l’assoc’ qui gère le club de prev’. C’était un festival ce mec-là: tu le voyais, costume, sec comme un coup de trique, sourire ultra-bright, le rocardien dans toute sa splendeur. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire quand je l’ai vu.

Et le mec me dit : « bon voilà, on m’a téléphoné, je ne peux pas vous garder.

_ OK. J’ai deux questions à vous poser. La première, c’est qui vous a téléphoné ? Et la deuxième, c’est qu’est-ce qu’on vous a dit ? 

_ Première question, je ne répondrai pas. Et la deuxième, vous savez, je parle pas longtemps de ces choses-là au téléphone, mais ce qu’on m’en a dit, ça m’a suffit.

_ En fait, vous fonctionnez par délation. Il suffit que n’importe qui vous téléphone, vous dise que machin, il n’est pas bien, ça suffit. Moi, ça me rappelle une période de l’histoire qui est quand même pas très glorieuse. Elle s’appelle Vichy, donc j’en déduis que vous êtes vichyste. »

Toujours sourire ultra-bright, mais c’est impressionnant à voir, hein. Et le mec me dit : « on vous paiera les 15 jours que vous avez travaillé.

_ Je lui dis, bah ouais, manquerait plus que ça… »

Et donc, j’ai été tricard dans toute la région. Et j’étais obligé d’aller bosser à Argenteuil. J’avais 3 heures de transport par jour, c’était un truc de fou. Pour moi, dans mon truc perso, ça a été ça, la conséquence. Mais je ne regrette pas.

Et du coup, ça signe le coup d’arrêt de ta présence là. Donc, c’est la période de 87 à 91, tu m’avais dit ?

Bon, moi, je suis arrivé à Mantes-la-Jolie parce qu’on vivait une histoire d’amour avec une nana qui habitait à Mantes. On habitait dans une maison collective. Et moi, j’arrive à Mantes par ce biais-là en 87.

Et par rapport à la période Mureaux, du coup ?

La période Mureaux, ça a été assez vite. Le premier boulot que j’ai eu ici, c’était à la mission locale de Mantes. C’était un CDD. Et après, j’ai trouvé ce boulot aux Mureaux. Je me suis fait virer en 91. Nous, on est partis de Mantes en 92 pour aller en Touraine. La période Solact, pour moi, ça a duré deux ans.


Notes

(1) « Transformer l’image du quartier que l’on montre trop souvent du doigt comme une pépinière de délinquants et permettre aux adolescents d’avoir d’autres références que celles de la bande : voilà résumés les objectifs de l’association présidée par Mohamed Hocine. […] l’association a deux projets. Le premier concerne la création d’un atelier de théâtre pour les enfants avec un comédien […]. Le second projet a été élaboré avec l’organisme logeur, l’OPIVOYE et l’ANPE. Il s’agit d’un stage de 7 mois lié aux métiers du bâtiment. Dans ce cadre, environ dix jeunes participeront à la rénovation des appartements de la cité des Musiciens. » (Le Courrier de Mantes)

(2) « Créée à l’initiative d’anciens détenus avec l’aide du club de prévention les Amis des jeunes »

(3) D’après Momo, Solact préparait une exposition sur les problèmes du quartier en vue de l’inauguration, retapé pendant l’automne avec des jeunes.

(4) Dans la version de Momo, il parvient à s’enfuir du stade, se réfugie dans l’appartement d’un camarade, puis, voyant ce dernier arrêté par la police, il se rend spontanément.

(5) Toujours dans la version de Momo, les habitants du quartier foncent au commissariat exiger la libération de Momo et de son camarade, qui est libéré rapidement. Une voiture emmène Momo au Parquet, et une centaine de jeunes décide de se rendre au centre commercial Corail pour le piller et le saccager. Armés de manches de pioches récupérés au magasin de bricolage, ils pulvérisent tout sur leur passage. Deux vigiles sont blessés, dont un de plusieurs coups de couteaux. Puis, dans la cité, des affrontements entre CRS et jeunes ont lieu : « Libérez Mohamed Hocine ou nous brûlons la ville ! » Il est libéré, et on lui demande de calmer les jeunes. Une réunion est organisée à Solact le soir-même.

(6) Résistance des Banlieues est fondé en mars 1990 du résultat des rencontres de Solact avec d’autres groupes des villes voisines, d’après Momo. Notamment des anciens de la Marche des Beurs, Youssef Khaïf, les frères Kherfi, Guy Dardel.